À Louis-Philippe (j’en prendrai pour mon grade)

mis en ligne le 9 mai 2013
Ce n’est pas la peine de m’écrire pour vous insurger du titre provocateur de ma chronique. Ni pour me signifier qu’il est inimaginable de rendre hommage dans le Monde libertaire à Louis-Philippe Ier (et dernier du nom, et dernier des rois de France !). Ce n’est qu’un début et je continuerai en pire. Si je lui « dédicace » cette première d’une longue série de chroniques économiques, ce n’est pas sans me souvenir qu’il commit entre autres méfaits, dans les années 1830-40, les répressions successives des insurrections des canuts lyonnais, ouvriers du textile et poursuivit la colonisation tout aussi sanglante de l’Algérie.
Or, c’est en 1834, et les faits sont sans doute liés, que Louis-Philippe fit en sorte que les officiers de marine soient titulaires de leur grade. Ceci afin de s’assurer de leur fidélité et pouvoir décréter leur mobilité, contrainte. Qu’il puisse les envoyer où bon lui semble. Qu’ils soient occupés à massacrer ici ou là, ou sur tout autre poste, à la cuisine ou ailleurs, leur grade acquis leur assurait les mêmes droits (salaire, promotion). Cette distinction entre grade (acquis par une formation et un concours) et poste, se généralisa à la fonction publique.
Je trouve assez jubilatoire qu’une mesure prise afin d’assurer une meilleure performance dans la sauvegarde de l’ordre établi et des intérêts de la bourgeoisie puisse aujourd’hui être considérée comme le point de départ de la dimension révolutionnaire du salariat.
Lorsque j’eus enfin un salaire régulier, après quelques longues années de galères et d’intermittences, quelle ne fut pas ma surprise de voir une case « grade » sur les fiches administratives. Eh oui, en tant que fonctionnaire, ayant passé un concours, j’avais obtenu un grade ! Cachant mon antimilitarisme viscéral, je posais toutefois la question. On me répondit que c’était écrit sur ma fiche de paye. Mais vous ne le savez peut-être pas, dans l’éducation nationale, on reçoit ses fiches de paye avec deux mois de retard… J’appris donc que dans la dite case, je devais indiquer : « certifié » pour ne rien vous cacher.
Et je suis révolutionnaire. Non, même pas moi perso. Mon statut est révolutionnaire. Oui, cela signifie que si je votais UMP, voire si j’étais militant du Front National, mon statut serait tout autant révolutionnaire. Je ne sais pas à qui ça fait le plus mal, d’ailleurs. Aux deux ci-dessus nommés qui n’ont de cesse de vilipender « ces fainéants de fonctionnaires qui leur coûtent cher en impôts » ou au camarade x d’apprendre que la révolution est nichée au sein de l’État ?
Mon statut est révolutionnaire, parce que j’ai un salaire à vie. Bien sûr que l’on tente de me le grignoter, d’attaquer mon statut, de réduire ma vie (et donc le versement du salaire qui va avec) en me faisant travailler plus longtemps, jusqu’à épuisement peut-être, n’empêche ! C’est un salaire à vie. D’abord parce qu’il m’est garanti pendant toute ma carrière ; c’est ce que certains appellent « la sécurité de l’emploi ». Ce qui est faux : c’est « la sécurité du grade », pas de l’emploi. Mon statut est révolutionnaire aussi parce que je n’ai pas d’employeur (au sens de patron). Mon chef d’établissement n’est pas (encore que…) mon employeur. Et c’est bien pour cela que les gouvernements tentent d’attaquer le fonctionnement des administrations scolaires, pour donner « plus d’autonomie » au principal, pour lui donner les moyens de « recruter son équipe ». Ce qui pourrait, dans l’absolu permettre de tenter des expérimentations éducatives. Mais l’intérêt des enfants étant le moindre de leurs soucis il s’agit plutôt, dans le contexte actuel, d’un des aspects, non des moindres, de la « privatisation » des services publics.
Quand je serai grand (actuellement, c’est après 67 ans), je toucherai toujours un salaire, lié à ma qualification. C’est donc bien un salaire à vie. Et cela ne me dérange pas d’imaginer que ce droit soit généralisé à l’ensemble de la population. Un droit économique. Un droit qui libérerait de l’angoisse du marché du travail, des chantages patronaux, des CV toujours inadaptés au poste (trop ou trop peu ou mal diplômé, manque d’expérience). Un droit qui assurerait à qualification égale la réelle égalité salariale homme/femme, un droit qui assurerait aussi aux femmes la prolongation du salaire à la retraite en fonction de leur qualification, et non de leurs annuités.
Un droit économique, mais qui assurerait évidemment un droit politique révolutionnaire car renversant la logique capitaliste.