Horreur

mis en ligne le 18 avril 2013
Les Éditions libertaires viennent de publier, en tout point conforme à l’édition originale de 1961, le livre témoignage de Benoist Rey sur la guerre d’Algérie : Les Égorgeurs. Sobriété de la couverture, simple titre en rouge comme dans la collection documents chez Minuit, où il voisinait avec Henri Alleg auteur de La Question, l’autre grand livre sur l’Algérie.
Pas facile d’évoquer ce témoignage, tout ce qu’on pourra en dire sera de peu de valeur, on sort de la lecture des Égorgeurs comme on sort de celle de Si c’est un homme de Primo Lévi, en ayant fait l’expérience de l’horreur et l’horreur ne se résume pas dans une note de lecture.
Les questions qui se posent dans ces deux grands livres du XXe siècle sont les mêmes : comment rester humain au contact de la barbarie ? Comment ne pas sombrer dans la haine de l’autre quand on risque sa peau tous les jours, au milieu des bourreaux et des morts ? Le livre s’ouvre sur une phrase de Camus : « Ils connaissaient cette liberté qui consiste à ne point se sentir responsable » et se termine par celle d’un officier sur le bateau du retour en octobre 1960 : « Maintenant, vous êtes des hommes. »
C’est quoi être un homme ? Appartenir à l’espèce humaine, en être coresponsable ? Est-ce tuer, torturer, voir souffrir son ennemi, l’abaisser au rang d’un sous-homme, lui appliquer la gégène et la corvée de bois d’un côté, l’émasculation de l’autre ? Benoist n’a qu’une réponse : refuser de participer à l’horreur, ne pas porter les armes, être celui qui soigne, qui trimbale en opération 28 kg sur le dos, brancard, bandages, un fusil qui ne servira jamais sinon à empêcher un viol et tente avec des moyens ridicules de soulager les souffrances morales et physiques, celles des copains blessés, celles des ennemis prisonniers voués dès le lendemain à la mort.
De ce séjour aux enfers, où il assiste directement à des dizaines d’exécutions, où il voit l’inimaginable, des appelés du contingent, des enfants de son âge, se comporter comme des chiens de guerre et égorger en silence, il ramène des cauchemars, l’envie d’en finir avec la vie, et des notes prisent quotidiennement, clandestinement, sans aucune volonté de faire de la littérature, juste être au plus près du réel et c’est pourquoi Les Égorgeurs fut saisi deux jours après la sortie en 1961, c’est pourquoi plus de cinquante ans après ce livre ne vieillit pas…
Il ne peut pas vieillir.



Thierry Guilabert