La galère n’est pas née de la dernière pluie

mis en ligne le 18 avril 2013
1704LaSalaL’exploitation brute, nue, le vol direct du travail d’un être humain n’ont rien de neuf. Mais l’organisation savante, raisonnée, planifiée de l’exploitation brute, nue est plus vieille qu’on ne croit. On l’a vue dans les systèmes concentrationnaires nazis et bolcheviques. On l’a vue dans l’esclavage américain, qui n’était pas qu’américain, puisque l’Espagne, le Portugal, l’Angleterre, les Pays-Bas ne dédaignaient pas acheter des êtres humains pour les faire travailler jusqu’à leur mort. Et la France.
Un livre rappelle, cependant, que la France de Louis XIV et que Louis XIV lui-même ne se contentèrent pas d’esclaves confortablement noirs de peau et, donc, n’est-ce pas, un peu moins humains. Le Roi-Soleil mit en esclavage ses propres sujets, aussi blancs qu’on pouvait l’espérer.
Le livre qui le rappelle s’intitule Les Galériens. Vies et destins de 60 000 forçats sur les galères de France, 1680-1748 (Points Seuil). Il a été écrit par André Zysberg, un agrégé d’histoire qui a consacré sa vie à l’étude du premier système concentrationnaire français.

Galère et sadisme ordinaire
Le mot « concentrationnaire » provoque souvent des cris d’orfraie, s’il n’est pas utilisé, exclusivement, pour décrire les crimes du XXe siècle. Mais lisez donc cette description, par un forçat de l’époque, de ce qu’on faisait aux hommes qui ne réussissaient plus à suivre le rythme de la chaîne.
Sachez d’abord que la chaîne, c’est le groupe de nouveaux forçats qu’on envoie aux galères. À pied. Enchaînés deux à deux par le cou, et chaque couple à une grande chaîne commune. De 15 à 20 kg de fer sur le cou. Huit cents kilomètres à pied, si vous avez la malchance d’être arrêté à Dunkerque, pour être envoyé comme tout le monde à Marseille. Pas de parapluie, pas d’imperméable, voire pas de chaussures. Si vous tombiez au sol, de faiblesse, on vous rouait de coups pour vérifier que vous ne simuliez pas. Alors, « on les détachait de la grande chaîne, et on les traînait par celle qu’ils avaient au col, comme des bêtes mortes, jusqu’au chariot, où on les jetait comme des chiens, leurs jambes nues, pendant hors du chariot, où dans peu elles se gelaient et leur faisaient souffrir des tourments inexprimables ».
Autre scène qui évoque les monstrueux appels des camps : « On fit arranger la chaîne à un bout de cette cour, ensuite on nous ordonna, le nerf de bœuf à la main, qui tombait comme grêle sur les paresseux, de nous dépouiller entièrement de tous nos habits, et de les mettre à nos pieds… Après, donc, que nous fûmes dépouillés, nus comme la main, on ordonna à la chaîne de marcher de front jusqu’à l’autre bout de la cour, où nous fûmes exposés au vent de bise pendant deux grosses heures… »
Les camps modernes servaient trois buts : intimider la population normale, assouvir la haine de dirigeants paranoïaques et mégalomanes, fournir une main-d’œuvre d’esclaves. Les galères « louis-quatorziennes » de même. Le « crime » peut-être le plus répandu dans la France de cette époque était celui de contrebande du sel. Car la vente de sel était un monopole du roi. Mais elle était affermée à un groupe de capitalistes, la Ferme générale, qui avait créé sa police privée (15 000 employés !) afin d’attraper les centaines de milliers de pauvres qui tentaient de vivre en vendant du sel sans le payer à ces messieurs. Les galères, punition irrévocable des faux sauniers, servaient donc à intimider les autres. Punition des protestants, elles servaient à assouvir la haine d’un dirigeant. Et elles fournissaient la main-d’œuvre nécessaire à l’usage d’une technologie maritime. Pages les plus belles, les plus fascinantes, les plus terribles que celles où Zysberg décrit comment la disposition des bancs et des avirons permettait d’obtenir les 170 watts, par galérien, pendant quatre heures, qui permettaient à cinq forçats de soulever les 130 kg de l’aviron, et de donner à la galère les 9 km/h de son allure usuelle.

On a fait mieux depuis
Pauvre technologie cependant que celle qui dépend de la chair humaine que, notoirement, il faut nourrir, désaltérer, vêtir. Et, qu’on le veuille ou non, laisser reposer et dormir. Et qu’il faut surveiller et battre à chaque instant, puisque l’esclave n’a, en aucun instant, la moindre bonne raison de travailler.
Voilà la seule raison pour laquelle l’esclavage direct, l’esclavage à la galérienne n’existe plus. L’esclave coûte en définitive plus cher que le salarié. Il faut vraiment faire survivre le premier, alors qu’on peut si souvent tromper le second, et le remplacer par un plus naïf, ou plus misérable, dès qu’il se réveille et se rebelle !