La cyber servitude

mis en ligne le 11 avril 2013
Les attaques radicales et documentées contre le numérique ne sont pas si courantes. Surtout quand elles se permettent peu de demi-mesures quant aux solutions et qu’elles adoptent une optique résolument libertaire et décroissante. À ce titre, l’Emprise numérique 1 est un livre précieux pour nos luttes.
Le terme de technologie, selon Jacques Ellul, correspond à la conjonction de la technique et de l’idéologie. Les nouvelles technologies opèrent selon le mode idéologique des dominants. Elles ont été imposées par ce mouvement perpétuel qui est désormais l’esprit du capitalisme. La technique n’est pas neutre. Internet induit un imaginaire et des rapports sociaux spécifiques. Tout n’est plus que flux d’informations, transparence, connexion, mobilité, réseaux et rien ne doit y faire obstacle. Peu importe le contenu de ce qui est transmis. « Les technologies permettent de faire plus de choses toujours plus vite, mais laissent de moins en moins de temps pour s’adonner à une seule activité dans le calme et avec une certaine profondeur, pour flâner, pour réfléchir et même pour dormir », constate l’auteur. C’est sur le quotidien que le numérique pose son emprise mais, « bien que l’accélération technique n’implique pas réellement […] une augmentation du temps libre, la plupart des individus continuent à être convaincus que les nouvelles technologies vont leur en donner, alors qu’ils font systématiquement l’expérience du contraire et qu’ils souffrent de l’accélération considérable de leur rythme de vie ». L’auteur voit dans ce décalage entre le point de vue et le vécu les marques d’une croyance.
« Liberté, gratuité, horizontalité, participation, nomadisme, connaissance, partage », le capitalisme s’est modernisé en se parant grâce au numérique des valeurs issues de la tradition émancipatrice. Et « bien que toutes les forces sociales dominantes […] tentent de mettre l’ensemble de l’humanité face à un écran, les mouvements dits d’émancipation sont soit incapables de formuler un discours un tant soit peu critique quant aux évolutions récentes du capitalisme, soit continuent de penser que seules de nouvelles avancées technologiques pourront permettre de le dépasser, quand bien même la réalité invalide chaque jour leurs théories ». Les cercles militants qui utilisent de plus en plus internet font l’expérience d’une agressivité accrue des échanges. Il devient de plus en plus difficile de se retrouver pour s’organiser et se réunir. Le militantisme se désincarne en quelque sorte. Face à cette irrationalité, une critique politique et sociale des technologies s’impose. La solution n’est pas, pour Cédric Biagini, dans de nouvelles innovations techniques.

Décoloniser nos imaginaires
Ne pas utiliser certaines technologies est une forme de résistance. Seulement cette grève privée, si elle a son importance, semble difficile. Une résistance strictement individuelle paraît dérisoire. Il est devenu impossible de faire sans ce monde-là. Nous n’avons plus vraiment le choix sauf à entrer dans une rupture totale et donc au risque d’un isolement social. Nous sommes tous dans le monde de l’ordinateur. L’auteur appelle donc à décoloniser nos imaginaires en se plaçant dans une contestation globale de la société industrielle. Les premières critiques du capitalisme remirent directement en cause l’industrie. Le mouvement libertaire fut à la pointe de cette révolte. Il ne s’agit pas d’idéaliser un passé préindustriel mais de renouer avec cette critique à l’heure où les technologies nous menacent d’un asservissement volontaire. Mais refuser la technique, consubstantielle à l’homo sapiens, n’aurait aucun sens. Il faut « réenchâsser la technique dans le social et le politique, autrement dit resocialiser le rapport à la technique ». Celle-ci se définissant comme un savoir-faire et un ensemble d’outils mobilisant conjointement le corps et l’esprit. La technique permet d’agir sur le réel en y étant confronté. À l’inverse la technologie, par une « rationalisation scientifique », nous « déconnecte du monde de l’expérience commune ». Nous pensons utiliser alors que nous sommes utilisés. Il conviendrait de revenir vers «  une société à la mesure de l’homme » composée de structures sociales de petites ou moyennes tailles dans lesquelles exercer un métier a un sens. Cela nécessite de sortir des « ghettos militants », d’instaurer un rapport de forces là où les antagonismes avec le système technicien se cristallisent.

La fin du livre et de l’éducation ?
Mais que fait exactement le numérique sur notre civilisation ? L’auteur dresse un tableau précis plutôt catastrophiste et angoissant de ce qui existe déjà ou menace d’arriver. Ce n’est pas un hasard si ce livre commence par parler… du livre. Ce dernier reste un espace que le numérique n’a pas totalement colonisé ; le livre constitue un lieu de résistance. Le fonctionnement de l’édition papier ne peut être reproduit dans le numérique. Si, dans un premier temps, les nouveaux média singent leurs prédécesseurs, par la suite ils développent leurs propres formes et asservissent les anciens à celles-ci. Or ce qui caractérise le numérique est l’absence totale de médiation : internet est le média absolu. Tout ce qui constitue la chaîne du livre est donc appelé à disparaître. Les librairies indépendantes ne pourront pas résister aux grandes multinationales qui s’imposent sur le marché du livre numérique. Les bibliothécaires, renonçant aux principes de l’éducation populaire, creusent leur propre tombe en réduisant leur profession à la seule sphère technologique. À quoi bon se déplacer dans une librairie ou une bibliothèque puisque tout est disponible sur le net ? Les choix éditoriaux seront et sont déjà – comme sur Wikipedia – réalisés par les internautes eux-mêmes. À quoi bon le travail d’un éditeur ?
Les livres vont se dissoudre dans le réseau. On lira sur des terminaux reliés au web. La lecture, elle-même, n’en est déjà plus une. Elle devient navigation discontinue. Elle est scrutation, purement utilitariste et informative. Elle incite à une consommation instantanée du contenu sans appropriation du contenant qui n’existe plus matériellement – en apparence. Elle se noie dans la communication. Il devient difficile cognitivement de faire une lecture longue et approfondie. Alors que la lecture sur papier apaise, l’écran excite – ce qui est peut-être à la source même de son effet addictif – et trouble la concentration. Celle-ci est sans cesse captée par des signaux visant à empêcher la réflexion. Dans cette économie de l’attention, le contenu n’est que simple distraction. Le tout est de ramener le lecteur, après l’avoir baladé, vers un désir unique : s’abandonner à l’oubli dans la consommation. La lecture numérique trouble aussi les repères et la mémorisation assurés sans aucun effort par la machine. Tout est enregistré, inutile de se souvenir. La mémoire étant au fondement de notre identité, on voit à quel point le numérique et son savoir absolu bouleversent nos façons d’être. Silence, solitude, lenteur et ennui sont à proscrire dans ce nouvel environnement. On lit de plus en plus comme une machine. L’écriture s’en trouve bouleversée. Déjà, certains articles de journaux en ligne, comme la revue financière Forbes, sont écrits automatiquement. Il faut écrire court. La collecte des informations personnelles sur les façons de lire permet d’ajuster l’offre à la demande : l’uniformisation sur mesure de la culture. Le langage lui-même devient un marché – Google AdWords –, les mots se transformant en marchandises.
La numérisation modifie aussi l’éducation. L’enseignement se limite de plus en plus à donner accès. Les enseignants deviennent de simples accompagnateurs du monde numérique. Avec la dématérialisation advient une école sans école, voire sans enseignant. La saturation en informations empêche la connaissance et on ne peut réduire l’enseignement à la simple capacité à se débrouiller dans cette jungle de données. Les cadres de la Silicon Valley trop conscients des nuisances qu’ils créent envoient leurs enfants dans des écoles très coûteuses dépourvues d’écran et de connexion internet 2. Le numérique : c’est pour le bas peuple !

Réseaux, flux, communication
Les réseaux sociaux contribuent au « contrôle de tous par tous ». L’intériorité disparaît au profit d’une « intimité surexposée, creuse et uniformisée » et d’un être qui « fabrique en permanence des images de lui-même, auxquelles d’autres images répondent ». Aussi, « le vécu ne prend réellement de sens que lorsqu’il est enregistré » puis communiqué. Ainsi, « le présent se vit comme un souvenir ». Si réel et virtuel interagissent encore, c’est ce dernier qui semble de plus en plus prendre le dessus. Chaque individu est encouragé à devenir sa propre marque. L’amitié devient une affaire comptable, une technique de relations humaines, une imitation. Les réseaux sociaux se développent sur la disparition des liens de sociabilités anciens. Chacun n’est plus qu’un simple nœud relié à d’autres à travers le réseau. Le lien social est recréé industriellement après avoir été détruit ou altéré dans sa forme traditionnelle. Il se réduit désormais à sa dimension informationnelle et communicationnelle. Nous sommes de plus en plus dépendants d’objets de communication que l’on touche pour se rassurer comme des doudous.
Les médias occidentaux, suivant en cela leur propre fantasme de connexion permanente, ont surestimé l’importance des réseaux sociaux dans les printemps arabes. Même si, selon l’auteur, ces réseaux ont joué un rôle dans ces mouvements, les révolutions n’ont pas attendu Twitter pour exister. Et le nombre de foyers connectés à internet dans le monde arabe est encore relativement restreint. Cela étant, si les régimes autoritaires arabes ont été lâchés si facilement par les États-Unis, c’est aussi probablement que leur oligarchie monopolistique entravait la fluidité du vaste réseau que doit être le capitalisme aujourd’hui. De toute façon, internet facilite aussi la collecte d’informations sur les groupes militants par des dictatures ou des démocraties. La technologie, ambivalente, libère d’un côté quand elle aliène de l’autre.

Une utopie libertarienne ?
Rendre public des documents secrets sans aucun traitement intellectuel comme le fait Wikileaks ne change pas grand chose puisque ces informations viennent pour la plupart confirmer ce que l’on savait déjà. Ce n’est pas par ce qu’on est informé que nécessairement on agit. Il faut que cette information entre en résonance avec nos expériences sensibles et nos conditions d’existence. Saturer le peuple d’informations lui donne l’impression d’un mouvement permanent, mais en réalité l’anesthésie et l’immobilise. Cédric Biagini pointe également les ambiguïtés du mouvement Anonymous dont les militants, gavés de produits de l’industrie culturelle, prétendent lutter contre ces entreprises qui les nourrissent. Leur anticapitalisme de façade n’est pas cohérent : la financiarisation accrue du monde est en grande partie le fait des nouvelles technologies. Les décisions sur les marchés qui nous gouvernent sont partiellement gérées par des machines. La démocratie vendue avec internet est celle de l’idéal libertarien. Elle ne remet pas en cause l’ordre social et économique établi. Au contraire, elle le sophistique. Jimmy Wales, cofondateur de Wikipedia, se revendique d’Ayn Rand, papesse du libertarianisme. « L’utopie aurait-elle changé de camp ? » s’interroge l’auteur.
La gratuité, un des mythes fondateurs d’internet, est toute relative : abonnements et équipements ont un coût. De plus, cette gratuité est autorisée par la publicité, qui est le moteur du web. Marketing et culture fusionnent. L’internaute participe à la promotion et à l’amélioration de tel ou tel produit. La publicité conduit à une infantilisation croissante des individus. Alors que l’innovation est sans cesse célébrée, l’excès documentaire contribue à paralyser la création et l’imagination. L’accès à un océan d’informations sans limite génère une insatiabilité, une frustration. L’immatérialité des nouvelles technologies est aussi illusoire : des biens matériels sont produits – dans des conditions de travail honteuses, faut-il ajouter – dont les nuisances en termes énergétiques, d’extraction de minerais et de recyclage des déchets sont bien réels. Sans compter l’obsolescence programmée de ces gadgets qui pousse à la surconsommation et au gaspillage.
En dernière analyse, c’est le corps lui- même qui se trouve transformé. L’obsolescence de l’homme de Gunther Anders n’est pas loin lorsque les êtres humains, affublés de leurs prothèses numériques, ressemblent de plus en plus à des cyborgs. Nous faisons de moins en moins confiance à nos sens et aux modes de sociabilité traditionnels. La combinaison des nanotechnologies, des biotechnologies, de l’informatique et des sciences cognitives amène l’espèce humaine à vouloir ressembler à ce qu’elle produit. La cybernétique triomphe. De là, soit nous restons simplement (trop) humains avec nos faiblesses et nos limites mais aussi avec nos capacités de résister, de réfléchir, d’agir et de socialiser, soit nous consentons à devenir des machines…
Si on comprend fort aisément que l’auteur n’assume pas le qualificatif de réactionnaire ou de technophobe, il est plus difficile de saisir sa réfutation du conservatisme. Sa critique du progrès implique peut-être d’assumer que l’on veut conserver anthropologiquement un certain nombre de choses contre ce que le Capital détruit.
Cela n’enlève rien à la portée révolutionnaire de son analyse, bien au contraire. La conclusion est habile. Le piège est en effet de s’enfermer dans une réfutation obscurantiste de toute technique. Si celle-ci est le produit des rapports sociaux, c’est d’abord ceux-ci qu’il faut changer radicalement.
Mais dans cette perspective, pourrait-on encore utiliser l’informatique en réseau, en tant que simple outil avec le savoir-faire qu’elle requiert et toute la distanciation critique nécessaire ?

Groupe Orwell de Martigues
groupe-orwell-martigues (arobase) federation-anarchiste.org








1. Cédric Biagini, L’Emprise numérique, L’échappée, 2012. Cédric Biagini écrit dans la revue trimestrielle de l’Offensive Libertaire et Sociale ainsi que dans le journal La Décroissance.
2. A Silicon Valley School That Doesn’t Compute : http://www.nytimes.com/2011/10/23/technology/at-waldorf-school-in-silicon-valley-technology-can-wait.html