Les Brics ont les dents longues

mis en ligne le 11 avril 2013
En 2006 à New York a eu lieu la première rencontre d’un nouveau club qui réunissait quatre pays : le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine – raison sans doute pour qu’on l’appelle le Bric. L’Afrique du Sud était absente, mais elle rejoindra le club un peu plus tard.
Le premier sommet du Bric eut lieu à Ekaterinburg en mai 2009, dans un environnement de crise financière générale. Le programme de la rencontre (à quatre) portait sur l’amélioration de la situation économique mondiale, la réforme des institutions financières existantes et sur la coopération entre les quatre pays. À la suite du sommet d’Ekateninboug, les membres du nouveau club annoncèrent la nécessité de créer une monnaie de réserve qui devrait être « diversifiée, stable et prévisible ». Le communiqué qui fut rédigé ne critiquait pas ouvertement la « dominance » du dollar des États-Unis, mais c’était implicite. Cette nouvelle banque de développement ambitionne de contribuer à un ordre économique mondial plus équitable.
C’est lors du troisième sommet du Bric, le 14 avril 2011, à Sanya (Hainan), en Chine, que l’Afrique du Sud a été officiellement intégrée au club, qui prend désormais le nom de Brics.
« L’ascension des pays émergents devrait participer à la mise en place d’un ordre politique et économique international plus juste et plus raisonnable », peut-on lire dans Le Quotidien du peuple en ligne du 13 avril 2011.
De cette initiative est issue la création d’une banque de développement, à l’initiative des dirigeants des cinq puissances « émergentes », comme on dit.

Des divergences au sein des Brics…
Malheureusement, l’entente ne régnait pas – c’est souvent le cas quand les gros sous sont en jeu – et les participants ont dû faire face à un certain nombre de vues divergentes, notamment sur le volume de capital dont une telle banque pouvait avoir besoin – le chiffre de 50 milliards avait été évoqué. Les cinq pays concernés sont caractérisés par le fait que leurs économies ont une croissance importante et qu’ils jouent tous un rôle régional et global important ; en outre ils rassemblent une population de 3 milliards de dollars et un PIB de presque 15 mille milliards de dollars ; mais il y a entre eux d’énormes disparités. Il a bien fallu discuter de la contribution au pot commun que chacun devait apporter. C’est comme au restaurant, ceux qui bouffent le plus veulent diviser l’addition en parts égales, et ceux qui chipotent sur la nourriture ne veulent payer que ce qu’ils ont mangé. Bref, les plus riches disent : on donne chacun le même montant, c’est égalitaire. Les moins riches disent : il faut définir les contributions sur la base de la richesse respective de chaque pays. Cette dernière solution n’était pas en soi mauvaise, mais elle avait un inconvénient majeur : elle légitimait le fait que celui qui paie le plus se prend pour le leader. Mais de toute façon, quel que soit le cas de figure, la Chine est le leader. Elle est la deuxième puissance économique mondiale et se trouve de facto en position dominante dans ce nouveau club. C’est elle qui a les plus grandes réserves mondiales de devises. Elle se trouve, dans le cadre des Brics, dans la même position que les États-Unis avec la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Tout le monde a compris que, désormais, ces deux institutions, créées à Bretton Woods en juillet 1944, ont une sérieuse concurrente.
Tout n’est pas absolument rose, cependant. Il y a des divergences et des antagonismes.
Cette nouvelle entité est toutefois parcourue de contradictions dont on ne peut pas encore dire si elles sont fondamentales. L’harmonie ne règne pas. Par exemple, la Chine s’oppose à la revendication du Brésil qui veut obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. Énorme exportatrice de produits manufacturés, la Chine a tendance à ne pas s’ouvrir aux produits manufacturés des pays du club, se contentant d’importer leurs matières premières.
Il subsiste un certain ressentiment de l’Inde à qui la Chine a fait subir une défaite militaire en 1962.
Yashwant Sinha, ancien ministre indien des Finances d’Inde de 1998 à 2002, et ancien ministre des Affaires étrangères de 2002 à 2004, déclarait : « Pour que la paix s’installe entre nos deux pays, il faudrait que l’Inde devienne concurrentielle sur le plan économique [traduction : qu’elle produise moins cher que les produits chinois] et militaire [traduction : qu’elle y exporte ses armements] et que la Chine devienne une démocratie [traduction : qu’elle soit plus sensible aux fluctuations de l’opinion chinoise].  »
Si le ministre du commerce indien, Anand Sharma, avançait que les Brics allaient avoir une « influence décisive dans l’ordre international de ce siècle », il mettait cependant en garde contre la tendance au protectionnisme, allusion à la Chine, bien sûr, mais aussi à l’Afrique du Sud qui accusait le Brésil de faire du dumping sur les produits aviaires.
Il y a en outre de fortes disparités sociales entre les cinq pays du Brics et une quasi totale absence de transparence économique et financière de la Chine, dont le PIB à lui seul dépasse ceux des autres pays du groupe réunis et qui a donc tendance à se poser en leader. Tout cela n’empêche pas que certains pays frappent à la porte pour entrer dans le club : le Mexique, la Corée du Sud, la Turquie. Sébastien Hervieu, dans Le Monde du 15 avril 2011, écrivait :
« Le concept du Brics s’accommode cependant mal des différences importantes qui existent entre ces quatre pays. Des facteurs plus ou moins imprévisibles pourraient intervenir et entraver la croissance rapide de certains de ces pays, notamment les questions d’environnement, de conflits internationaux, de maladie, de terrorisme ou de gestion des ressources énergétiques. Les pays du Bric ont de très vastes populations en dessous du seuil de pauvreté, situation qui pourrait entraîner un malaise social croissant et grever les finances gouvernementales. […] en intégrant l’Afrique du Sud, les Bric s’affirment comme un club politique des pays émergents »

…mais tous unis contre l’Ouest
Lors du 5e sommet des Brics tenu en mars dernier à Durban en Afrique du Sud, les dirigeants ont souligné l’histoire qui les rapprochait les uns des autres. En effet, l’Afrique du Sud a été pendant des décennies soutenue financièrement et armée par la Russie et la Chine lors de la lutte contre l’apartheid. L’Afrique du Sud partage également avec le Brésil l’histoire de la colonisation, puisque ce pays fut la destination d’innombrables esclaves africains. Le mahatma Gandhi a vécu plus de vingt ans en Afrique du Sud et y a subi la discrimination du gouvernement blanc.
Jakob Zuma, le président sud-africain, déclara que la banque aurait à établir des réserves monétaires suffisantes pour permettre aux États membres d’amortir les conséquences de futurs chocs économiques et de réduire leur dépendance envers les institutions occidentales. C’est là un défi ouvert aux fonctions de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, qui pendant toute leur existence ont été dominées par les États-Unis et l’Europe.
Un analyste de Frontier Advisory, Martyn Davies, écrivit :
« À mesure que la coopération entre les Brics devient de plus en plus institutionnalisée, elle commencera à défier l’architecture économique mise en place par les institutions de Bretton Woods, considérées par les décideurs politiques au sein des Brics comme obsolètes et partiales en faveur du monde développé. »
Davies précise : « La motivation sous-jacente au sein des pays du Brics est d’affirmer leurs propres intérêts collectifs, aussi difficile soit-il de les définir, et de le faire en opposition aux intérêts occidentaux. » (Cité par The China Post du 29 mars 2013 1).
Bien que les pays membres des Brics assurent qu’ils sont des partenaires égaux, il ne fait pas de doute que le rôle dominant dans le commerce et l’investissement est joué par la Chine, qui vient de dépasser les États-Unis comme premier importateur de pétrole.

La ruée des Brics sur les terres
La dernière conférence des Brics était consacrée au soutien au développement de l’Afrique, mais là encore des antagonismes ont été mis au jour qui ne laissent pas d’inquiéter. On a ainsi pu constater que les membres du club s’affrontent sur l’appropriation des ressources du continent.
Cela fait longtemps que la Chine a dépassé les anciens colonisateurs européens comme principal partenaire commercial de l’Afrique. On peut même dire que cela commence à gronder à propos de la nature des investissements chinois en Afrique. Le président du Botswana, Ian Khana, s’en est récemment pris à la Chine pour sa façon de travailler : « Nous avons eu de mauvaises expériences avec ces sociétés chinoises  », dit-il. Il reproche aux compagnies chinoises d’être responsables de coupures de courant à cause d’un centrale électrique dont la construction a des mois de retard. Le président se plaignait également de l’ampleur de l’immigration chinoise en Afrique, et déclara : « Nous acceptons les marchandises chinoises. Mais ils n’ont pas besoin d’exporter leur population pour nous vendre ces marchandises. »
Le gouverneur de la banque centrale nigériane, Lamido Sanusi, accusa la Chine d’être « significativement responsable de la désindustrialisation et du sous-développement de l’Afrique », avec ses produits manufacturés bon marché qui concurrencent les produis africains sur le continent, et son énorme appétit de matières premières qui empêche les Africains de mettre en valeur leurs propres ressources. Sanusi suggéra même qu’il y avait un « relent de colonisation » dans la politique chinoise.
Ce « relent de colonisation » est particulièrement vrai s’agissant de l’appropriation de la terre (land grabing en anglais. Significativement, to grab peut vouloir dire « saisir », «  se saisir de », et « usurper »).
Ce « land rush » (ruée vers la terre) est un phénomène dont on parle peu mais qui « se développe à une vitesse sans précédent en tant que produit de forces locales et internationales cumulées. Ce phénomène a un impact direct sur l’accès à la terre et à l’eau, devenus maintenant des ressources rares. Cela se passe dans un monde habité par 7 milliards de personnes, dont la majorité est sujette à une sécurité alimentaire chaque jour plus fragile. Ce n’est presque jamais la conséquence de guerres d’occupation, mais cela se passe à l’intérieur des frontières du cadre légal existant. » 2 Une organisation a estimé que le phénomène a touché aujourd’hui 200 millions d’hectares soit huit fois la surface de la Grande-Bretagne 3.
Les faits montrent que les « investisseurs » des pays du Brics jouent un rôle déterminant et en augmentation dans la ruée vers la terre. La chine est l’investisseur le plus actif, avec plus de 5 millions d’hectares acquis sur tous les continents, principalement en Asie du Sud, en Océanie et en Amérique du Sud, moins en Afrique. Pour l’Afrique, c’est le Brésil qui est l’un des chefs de meute dans l’usurpation de la terre : par exemple, un accord a été conclu pour développer au Mozambique un projet de 14 millions d’hectares.
Tout cela se fait évidemment en contradiction totale avec la rhétorique que ces pays pratiquent sur le développement durable, la coopération, la solidarité et le respect de la souveraineté.
Pour conclure – très provisoirement, j’en suis sûr – je dirai qu’on ne va pas s’ennuyer dans l’avenir. Jusqu’à présent on était bien occupés à s’en prendre à la Banque mondiale et au FMI. Maintenant on aura les Brics en plus sur le dos.

Jérôme Bedeau





1. chinapost.com.tw/business/asia/asianmarket/2013/03/29/374555/p2/
BRICS-plan.htm)
2. In Pambazuka News, « Brics grab African land and sovereignty », Les Brics s’approprient la terre et la souveraineté africaines, Tomaso Ferrando, 28 mars 2013.
3. Global Land Project, 2010, Land Grab in Africa : emerging land system drivers in a teleconnected world, The Global Land Project.