Les patrons de l’édition méritent une sévère correction

mis en ligne le 28 mars 2013
Les 22 et 25 mars, Paris a accueilli, à la porte de Versailles (XVe), la 33e édition de son Salon du livre. Pendant deux jours, éditeurs et auteurs ont exposé les fruits de leur travail. Certains, avec une petite table à eux, ont même signé des centaines d’autographes, à s’en plaindre d’avoir chopé une vilaine crampe à la main. Des milliers de livres ont sans doute été vendus – ce qui vaut d’ailleurs au salon le surnom de
« plus grande librairie de France » – à en faire pâlir tous les petits libraires dits de
« quartier » ou « indépendants » qui cravachent dur pour tenir bon et se sortir un maigre salaire à la fin du mois.
Car si Amazon et la Fnac leur collent des tartes toute l’année durant, pas sûr que les Salons du livre de cette ampleur améliorent en quoi que ce soit leur situation… Mais les petits libraires ne sont pas les seules victimes du capitalisme de la culture. Ils sont certes au bout de la chaîne (le dernier maillon avant que le bouquin n’aille entre les mains de son lecteur), mais, bien sûr, nombre de travailleurs sont intervenus avant qu’il n’arrive dans les rayonnages et sur les tables des librairies. Et ces salariés – qu’on n’invite pas au Salon du livre (de toute façon, ils n’iraient pas !) – sont eux aussi, pour la plupart, dûment exploités. Eh oui ! derrière l’aura de sainteté dont bénéficie la culture en général et les livres en particuliers se cache une exploitation capitaliste brutale de ceux qui les confectionnent. Pour faire court (car la place m’est ici comptée), et pour causer de ce que je connais le mieux, j’illustrerai cette réalité en m’attardant quelque peu sur la situation des correcteurs dans le milieu de l’édition (en presse, c’est nettement différent).
D’après la convention collective de l’édition, le correcteur est un salarié, ce qui lui permet, outre de bénéficier de la protection du Code du travail, de cotiser pour sa retraite (mais ce n’est peut-être plus très utile désormais), pour la Sécu et, bien sûr, pour le chômage. Mais, pour un patron, embaucher un salarié, c’est, outre les quelques deniers qu’il lui versera chaque mois pour sa reproduction, des cotisations sociales – ce qui, pour lui, équivaut tout bonnement à balancer du fric par les fenêtres. Toujours désireux de réduire le coût du travail, nombre de patrons de maisons d’édition ont dit
« Eurêka » quand est apparu, en 2008, le fameux statut d’auto-entrepreneur ! Désormais – merci l’État ! –, l’éditeur ne salariera plus le correcteur, mais lui demandera, tout simplement ma bonne dame, de se lancer dans la merveilleuse aventure de l’auto-entreprenariat. Ainsi, finies les cotisations patronales, bye bye ce foutu Code du travail poussiéreux, et vive le néolibéralisme ! Et si jamais un correcteur – de ceux qui ne se laissent pas marcher dessus, qui tiennent au salaire mutualisé, aux indemnités de chômage et à leur retraite – en appelle à la convention collective pour dénoncer l’illégalité de cette magouille, le patron lui répondra : « Va voir ailleurs, j’en ai dix comme toi qui attendent derrière. » Nombre de correcteurs vivotent ainsi aujourd’hui avec ce statut bâtard d’auto-entrepreneur qui, pour beaucoup, ne leur permet pas d’avoir un salaire à peu près décent (certains patrons d’édition vont jusqu’à payer en dessous du smic !). Si des recours aux prud’hommes sont possibles et se font, la situation ne s’améliore pas beaucoup pour autant, et ce malgré les efforts constants du Syndicat des correcteurs CGT pour la faire changer.
Mais l’exploitation des correcteurs en édition ne s’arrête pas à une question de statut. Car, même lorsqu’ils sont salariés, ils doivent régulièrement faire face à l’avidité du patron. Récemment, chez l’éditeur Harlequin, la direction a décidé de ne plus rémunérer les espaces 1, réduisant ainsi d’environ 20 % la paye de ses 22 correcteurs, le taux horaire passant de 9,61 euros brut à 8 euros. L’affaire s’est terminée aux prud’hommes, lesquels, bien sûr, donnèrent raison aux salariés, avec rappel de salaire et indemnité pour dommages et intérêts.
L’autre magouille bien en vogue chez les éditeurs vise carrément à faire corriger un bouquin sans débourser un seul sou ! Et, pour ce faire, pas besoin de se prendre la tête avec des histoires de statut ou d’espaces, il y a beaucoup plus simple : le test bidon ! Le principe, pas bien compliqué, est le suivant : puisqu’un correcteur doit passer un test avant d’être embauché, la direction lance de faux appels à candidature et organise des tests avec de vrais textes à corriger pour publication ! Résultat : des correcteurs sans taf s’emmerdent à corriger des textes pendant plusieurs heures dans l’espoir de décrocher un poste qui n’existe pas…
Cette situation, si elle est scandaleuse et révoltante, a toutefois le mérite de traduire très clairement ce vers quoi nous nous dirigeons aujourd’hui en termes de société et d’organisation du travail. Le capitalisme tend désormais à supprimer le salariat pour le remplacer par une exploitation décomplexée de ceux qui n’en resteront pas moins des travailleurs, mais des travailleurs flexibles, corvéables à merci et dépourvus de la protection d’un Code du travail. Paradoxe de ces temps postmodernes pour les anarchistes : on en vient à défendre le salariat alors même qu’on souhaite, à terme, s’en passer. Mais le « secret » de la victoire d’une lutte encore à construire réside peut-être – sûrement – dans la façon avec laquelle nous saurons nous jouer de cette dialectique.






1. Les correcteurs sont payés au nombre de signes corrigés, les espaces étant toujours comprises puisque susceptibles d’être fausses selon qu’elles soient ou non fines, fortes, insécables, etc.