L’importance cruciale de la production

mis en ligne le 21 mars 2013
1700EconomieBernard Friot, spécialiste de la protection sociale, a sorti un article dans le Sarkophage pour nous expliquer que celle-ci, comme les dépenses publiques, était largement à l’origine du PIB. Je conteste formellement cette assertion qui n’a un semblant de vérité que parce que le PIB, norme internationale de comptabilité publique, est un instrument de mesure à la fois tronqué, trompeur et construit pour servir le capitalisme exploiteur et l’État prédateur. Déjà, le PIB, à la différence du PNB, ne tient pas compte du solde des échanges extérieurs ; ce n’est pas par hasard que le PNB qui enregistre les résultats du commerce extérieur a été remplacé par le PIB concentré sur l’économie du territoire ; cela permet d’ignorer que la perte d’emplois en France et ailleurs est partiellement liée au déficit de la balance commerciale du pays (70 milliards en 2011, ce qui est atténué par le solde des échanges de services et celui des paiements ; mais la balance commerciale des échanges de produits en dit bien plus long sur le niveau de l’emploi industriel). Cela permet de glisser sur une des causes principales de la crise, à savoir le déséquilibre structurel des échanges, par exemple entre l’Allemagne et la zone euro. On sait aussi que le calcul du PIB, purement monétaire et quantitatif, enregistre comme production valorisée celle qui compense les dégâts en tout genre : par exemple, une recrudescence d’accidents de la route augmenterait le PIB en englobant les frais de réparation et les ventes de voitures de remplacement. Il ne tient pas compte des nuisances et pollutions autrement que pour les activités correctrices, avec ce résultat que le capitalisme destructeur est en outre payé pour réparer les conséquences de ces destructions ; il ne tient aucunement compte des aspects qualitatifs des choses ; il ignore l’économie du don, du troc car ce n’est pas un échange monétaire ; il ne tient pas compte du travail domestique ou bénévole, du travail au noir, des activités des mafias, etc. Il ne fait considérer comme richesse que ce qui est calculable en espèces sonnantes et trébuchantes ; par exemple la beauté d’un site ne vaut rien sauf pour ce qui est exploité par le tourisme. On aurait donc bien tort de prendre comme instrument de mesure des contributions à la richesse nationale un moyen pervers et trompeur.

PIndB versus PIB
Car je maintiens que c’est la base productive d’un pays, industrielle et agricole, qui est à la source de toute valeur quantifiable et de tout revenu et emploi. La valeur de la production donne ce que j’appellerai le niveau primaire de l’économie. Cette valeur de production, on pourrait la calculer en équivalent temps de travail : la somme totale des heures de travail avec péréquation par la nature des travaux ; cette somme varie évidemment avec les technologies employées, source de productivité entraînant moins d’usage de travail pour une même production, et les niveaux de formation utilisés. On doit considérer aussi ce que j’appellerai le produit industriel brut (PIndB) à ne pas confondre avec le produit intérieur brut (PIntB ou PIB dans la novlangue technocratique) qui enregistre aussi la consommation, ce qui amène à penser que la croissance repose sur ladite consommation alors qu’elle consiste aujourd’hui à bousiller la balance commerciale par des importations. Il va de soi que les fournitures intermédiaires sont prises en compte dans ce PIndB (amortissements, produits, matières, intrants, services indispensables au bon fonctionnement des industries, qui étaient autrefois internes) afin d’éviter les doublons dans les calculs ; c’est pourquoi on raisonne en valeur ajoutée par chaque producteur et on additionne l’ensemble des valeurs ajoutées (VA). Cette valeur primaire ainsi dégagée est ventilée, répartie, distribuée en différents usages secondaires qui n’existent que parce qu’il y a eu d’abord l’activité primaire et son revenu exprimable comme valeur ajoutée elle-même primaire. Par exemple, quand un travailleur de l’industrie va chez le coiffeur ou au cinéma, c’est qu’il consacre une partie de son revenu à ces services ou activités. Un travailleur des services ou de l’État aussi, me direz-vous. Certes, mais leurs services sont eux-mêmes payés par la valeur ajoutée primaire. Qui est en même temps le revenu national primaire si l’on ne tient pas compte, pour la clarté de l’exposé, des échanges extérieurs en se contentant de travailler sur la seule production intérieure. Par pure hypothèse pédagogique, faisons comme si la VA primaire était répartie avant tout prélèvement par quelqu’acteur que ce soit. Considérons que ce partage est à peu près celui d’aujourd’hui (calculé bien autrement), soit 65 % qui vont aux travailleurs et 35 % aux capitalistes (partage actuel de la valeur ajoutée, lequel a vu une perte de 6 points en moyenne ces dernières années en faveur du capital ; 10 si l’on prend comme référence l’apogée en faveur du travail des années 1979-1980). Ces revenus sont bruts, c’est-à-dire hors taxes, cotisations, prélèvements, impôts. C’est en quelque sorte un résultat brut d’exploitation, duquel on aurait enlevé pour la part du capital, les salaires bruts. Enlevons donc maintenant les prélèvements obligatoires (PO) tant du revenu du capitaliste que de celui du travail. Pour simplifier, prenons les 44 % actuels de PO arrondis à 50 et appliqués aux deux acteurs à égale part (ce qui est très faux dans la réalité libéralo-capitaliste). Le capital gardera donc 17,5 % net et le travail 32,5 % du revenu national.

PO versus POU
Le terme PO est fait pour tromper. Car il s’agit en fait de contributions au financement de fonctions utiles pour la société, prélèvements que l’on devrait considérer comme volontaires chez les citoyens et les patrons conscients de vivre (et de faire vivre) un pays dans la solidarité et l’efficacité. PO fait surtout penser à prélèvement et obligation imposée par la force de l’État. Cela fait oublier l’utilité sociale des contributions et stigmatiser la puissance publique. C’est donc un langage parfaitement adéquat à l’idéologie libérale de l’inutilité du secteur social et public et au refus des contraintes étatiques. Il vaut mieux parler de prélèvements oblatifs utiles : les POU(x). Hélas, l’évolution idéologique est bien lente pour revaloriser les POUX. Et on constate qu’employer la langue libérale conduit à persister dans les errements. Par exemple, les cotisations retraites n’amènent pas à verser un salaire différé (doxa FO) ou indirect mais sont bel et bien un prélèvement sur le revenu primaire ou PIndB, prélèvement évidemment nécessaire et utile. Les prélèvements sont comme Janus : utiles et désagréables, et les deux faces de la chose sont indissociables.

Les 50 % public/social du PIndB
Les fonctions publiques ou sociales reçoivent donc 50 % du PIndB primaire. C’est avec cela que l’État, les collectivités locales, les organismes de sécurité et de protection sociale payent leurs dépenses et prestations, donc rémunèrent les fonctionnaires et personnels associés. Il est clair que si une part de la production nationale est exportée, le volume total du PIndB croît en proportion, de même que les POUX. En sens inverse, si le pays importe plus qu’il ne produit, si sa production industrielle est insuffisante, alors ledit PIndB diminue. En outre, le pays peut vendre des services à l’extérieur, en général des machins informatiques, du conseil en organisation et en gestion avec les logiciels associés, des prestations financières et bancaires. Alors les prélèvements étatiques peuvent rester plus hauts car la TVA et les droits de douane ou les impôts sur les bénéfices extérieurs s’appliquent aux importations. On voit donc là que les gouvernements libéralo-capitalistes ne sont pas incités à préserver l’industrie car ils touchent quand même. Mais ces abrutis se sont lancés dans le libre-échange sans frein, sans protéger l’industrie ou toute production du territoire. Dès lors apparaît un seuil ou un point de rupture dans lequel la production intérieure est loin de compenser les importations. Alors les politicards et le Medef, plus les économistes et les journaleux libéraux, hurlent qu’il faut rétablir la compétitivité pour exporter. Comment ? En baissant le coût du travail : baisse des salaires, de la protection sociale, dont les retraites, augmentation du temps passé au turbin, etc. Il s’agit donc de diminuer la part du travail dans la VA notamment en sabrant dans les services publics et les dépenses sociales. Cette belle stratégie, qui n’est qu’un autre nom pour la lutte des classes autour des salaires, du temps de travail, du partage et de la redistribution du revenu, est largement dissimulée par le mode de calcul actuel du PIntB ou PIB. Comme on l’a vu, il ne reste que 17,5 % aux producteurs pour payer diverses choses : les investissements en plus des amortissements par une épargne mise en réserve (autofinancement), les intérêts des emprunts et les dividendes des actionnaires. On conçoit donc aisément que le patronat veuille augmenter le plus possible ces 17,5 % soit par réduction de ses 50 % de ses POUX, soit par la baisse des salaires.

Les 32,5 % du travail du PIndB
Reste le travail et ses 32,5 %. Eh bien figurez-vous qu’il dépense. L’homme est un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau dépensant. Il achète des produits alimentaires et est alors rançonné par les grands distributeurs qui empochent une double marge : en taxant les acheteurs et en pressurant les producteurs. Il achète des services de proximité, lesquels ont l’avantage de n’être pas mis en concurrence avec l’extérieur : coiffeur, garagiste, femmes de ménage (qui dans les entreprises reçoivent le doux nom de « techniciennes de surface »), aides à la personne (dont enfants et vieillards), etc. Il achète des biens durables (de plus en plus importés comme les produits « blancs », l’audiovisuel, les bagnoles, des moyens de communication, etc.) et des textiles low cost pour l’essentiel. Il investit, quand il le peut, pour ses vieux jours et ses enfants (appartement, assurance-vie, titres, etc.) ; il paye des intérêts aux banquiers qui, évidemment, l’exploitent à fond, quand il emprunte, et des charges pour ses opérations bancaires. Il paye très souvent un loyer aux rapaces de l’immobilier. Il achète des moyens de culture (livres, journaux, DVD, cinoche, etc.). Il consomme de l’énergie dont le prix brut (hors POUX puisqu’ici je parle de leur part dans le PIndB) devient astronomique. Il s’assure et paye du « reste à charge » pour se soigner. Etc. Il appert bien, présenté ainsi, que les 32,5 % de revenu net (après POUX) permettent de payer des achats et aussi des rentes et des prédations à d’autres acteurs économiques que le PIB assimile largement à des producteurs primaires de biens ou de services. L’argent reçu par les banquiers, les assureurs, les distributeurs, les prestataires de services, etc., n’est donc jamais qu’une acquisition de la plus grosse part nette du revenu du salariat. On conçoit alors que le salariat lutte pour ne pas être spolié par ses fournisseurs après avoir été exploité par ses patrons, lutte que les politicards ne mènent pas sauf s’ils sont menacés de non-réélection. Car lesdits fournisseurs dominent l’information, les médias susceptibles de briser leur réputation, car ils les aident financièrement pour leurs campagnes et leurs corruptions diverses et variées. N’oublions pas cependant que le salariat reçoit aussi en retour environ 45 % des POUX sous forme de prestations, allocations, retraites. Ce qui met en évidence les luttes structurelles entre les vieux et les jeunes pour leur part du PIndB et entre « les assistés » et les payeurs. Je propose évidemment de supprimer tout retour de POUX vers le capital par exemple sous forme de subventions ou de détaxations qui diminuent leur montant.

Calculer en termes de flux et pas de PIB
L’actuel PIB est un calcul de résultat ; il mélange tout : production et consommation, public et privé (marchand et non marchand), types d’activités (primaire, secondaire, tertiaire). C’est un abandon de la réalité des choses car il faut raisonner en termes de flux de valeurs entre acteurs sociaux dans les rapports sociaux conflictuels, en termes de circuit de circulation des valeurs. C’est ce qu’avait fait le physiocrate François Quesnay : un tableau de circulation de la valeur entre protagonistes et classes sociales. Sauf que Quesnay attribuait l’origine de la valeur primaire à dame nature, seule la terre étant productive. Maintenant, c’est l’industrie et l’agrico-alimentaire. La disparition du circuit économique n’est pas innocente ; elle signifie celle de la lutte des classes autour du partage du PIndB et des POUX.
Cette analyse peu conventionnelle eu égard aux standards de la « science normale » (celle qui domine dans les milieux scientifiques, ici économiques) montre qu’il y a des marges de manœuvre, y compris pour les libéro-socialos, et en restant dans leur doxa pour lutter contre la désindustrialisation du pays. Car c’est le problème majeur du financement de toutes les fonctions sociales.

Banque du peuple ou révolution ?
Pour redéployer l’industrie, déjà, on peut échapper à la loi des banquiers en créant contre eux et en concurrence avec eux une Banque du peuple socialisée fondée sur une monnaie de crédit elle-même reposant sur les stocks, les encours, les échanges. Cette banque reçoit des dépôts rémunérés et facture ses aides au prix coûtant. Elle fait partie de ce que j’ai appelé un anarcho-structuralisme qui consiste à créer partout des contre-structures fonctionnant en dehors des normes capitalistes. Cette banque peut prêter à l’État et lui faire des avances de trésorerie. Sa monnaie est interne mais convertible car elle amasse des avoirs susceptibles de couvrir les soldes, et uniquement les soldes, des échanges extérieurs. Elle finance l’économie sociale (coopératives de production et de consommation, entreprises d’insertion, associations économiques) et des PME pour créer des concurrents bénévoles et non rentabilistes à l’économie privée. Les cotisations sociales des entreprises et des travailleurs des secteurs exportateurs sont déductibles à l’exportation et les importations sont taxées de leur montant (en déduisant ce qui existe en la matière chez les pays exportateurs). En outre, des droits compensateurs des différentiels de législation (sociale, environnementale, fiscale, monétaire sur les taux de change) sont installés pour lutter contre la concurrence déloyale, y compris au sein de l’Union européenne. Les circulations de capitaux sont taxées et contrôlées (contrôle des changes restauré). Cela n’est qu’une liste limitative de ce qui peut être fait pour sauver l’industrie tout en restant dans le libéralisme.
Ou, ce qui est mon choix, il faut en sortir radicalement.