La gare : conte moral

mis en ligne le 14 février 2013
Le vieillard habitait juste à côté de la gare. Il s’installait face aux voies, invariablement, dès le milieu de l’après-midi. Sur sa chaise d’osier, aussi âgée que lui, il ne bougeait plus jusqu’au soir. Devant, les trains allaient et venaient, aspirant et crachant leurs flots de voyageurs anonymes, comme autant de battements de cœur. On devinait des modes de vie, des joies, des devoirs, des peurs. En écoutant, on percevait des bribes de bonheur, de tristesse, d’aigreur.
Je me disais qu’il avait raison, le petit vieux. Il avait réappris à observer, à épier la vie.
Mais alors que je sautillai devant lui pour récupérer quelques miettes – je dois vous préciser que je suis un pigeon –, je m’aperçus qu’il ne regardait que le vide. Je m’approchai encore, pendant qu’il marmonnait. Ce que j’avais pris pour les commentaires fatigués d’un témoin de la vie se résumait en fait à des insultes envers l’horloge qui tournait trop lentement, l’heure du dîner qui tardait tant, le moment de se coucher qui n’arrivait pas.
Déçu, j’allais me remettre en quête de miettes, quand je l’entendis bredouiller autre chose :
– Ah, c’est bien vrai…
Non loin de lui, un groupe hétérogène attendait un train en retard. L’infortune les liait, et les conversations s’engageaient. Tout compte fait, le petit vieux semblait s’intéresser – par instants, au moins – à la vie qui l’entourait. J’abandonnai ma pitance et sautillai jusqu’au pied de sa chaise, pour mieux l’entendre.
– C’est toujours pareil, râlaient les voyageurs.
– Jamais un train à l’heure !
– Vous savez, dit un Noir, un train en retard, ce n’est pas si mal. Dans mon pays, il n’y a pas de réseau ferré du tout.
Le vieux marmonna alors :
– Mais ce n’est pas votre faute, vous, les Nègres, vous n’êtes pas civilisés. De mon temps, les trains étaient à l’heure.
Je roucoulai pour appeler mes confrères. Nous, les pigeons, détestons les fascistes, la guerre et le racisme. C’est pourquoi nous chions sur les statues des grands hommes, qui pour la plupart sont surtout de grands assassins.
Les voyageurs s’étaient tus pour écouter une annonce. Le vieux n’avait plus de discussion à commenter, mais cela ne l’empêcha pas de continuer :
– Et à mon époque, il n’y avait jamais de grève. Avec Pétain, les grévistes, on les foutait dans les trains avec les Youpins !
Mes frères avaient entendu.
Nous consentîmes tous à lui accorder, de son vivant, le même sort que nous accordons aux statues.

Venetza