La guerre zen, guère zen

mis en ligne le 7 février 2013
Ah, le son d’une seule main applaudissant, le doigt qui regarde la lune et l’imbécile qui regarde le doigt… Les poèmes zen, les poteries zen, les peintures zen ! Et le mot lui-même, si attendrissant en français, avec ce Z à la fois exotique et zozotant, virilisé pourtant par un monosyllabisme austère, sérieux, petit-doigt-sur-la-couture-de-la-robe ! Et quelle morale ! Renoncement mais spontanéité, pénétrer le vide pour embrasser le tout (ou l’inverse, c’est selon), pureté-force-compassion !
Comme on ne rigole pas avec les principes, les moines zen se lèvent à trois heures et demie du matin, ne mangent pas un gramme de viande et, en bons bouddhistes, ne tuent pas une seule créature vivante.
– Mon cul.
– Plaît-il, Nestor ?
Oui, je viens d’écrire « mon cul », parce que la conception du zen (en particulier) et du bouddhisme (en général) aux mains propres, innocent de tout sang versé, bref d’une religion vraiment pacifiste à l’opposé des religions occidentales plus gore, elles, que Dracula chez mon boucher, cette conception ne vaut pas tripette.
Il ne s’agit pas là seulement du fait bien connu que le zen était la seule religion présentable aux yeux des samouraïs, personnes peu connues pour leur amour de la vie humaine (ils avaient d’ailleurs le droit de sabrer un inférieur qui leur aurait manqué de respect). Il s’agit de ce que raconte un livre honnête, bien qu’écrit par un prêtre zen américain, Brian Daizen Victoria, et fort justement intitulé Zen at War (Rowan & Littlefield). Le Japon, dès 1905, se lance dans une politique impérialiste de conquête de l’Asie. « Conquête » signifiant mise en esclavage des peuples conquis s’ils ne résistent pas, comme en Corée, ou massacre s’ils résistent, comme en Chine. L’armée japonaise n’eut pas grand-chose à envier à l’armée nazie : Zen at War rapporte que l’un des rares cas connus d’insubordination d’un moine zen enrôlé dans l’armée japonaise concerne la période d’entraînement. Pour habituer les soldats nippons au combat à la baïonnette, on attachait des prisonniers de guerre chinois à des arbres, et les soldats japonais devaient les attaquer, c’est-à-dire les éventrer à coups de baïonnette. Un homme appelé Tsuzuki Mana et un prêtre zen appelé Daiun Gikô refusèrent de se prêter à cet assassinat. Lors de l’envoi massif sous les drapeaux des moines et prêtres d’âge adéquat, Zen at War ne cite aucun cas d’objection de conscience, certes un acte immédiatement suicidaire dans le Japon de 1943, mais les zénites ne sont-ils pas censés s’être libérés de la peur, ne sont-ils pas censés se pénétrer de l’impermanence de toute chose, en particulier de celle que l’on appelle la vie ?
Au contraire, le zen, religion si officielle que les temples bouddhistes tenaient les registres d’état civil depuis les Tokugawa, collabora avec enthousiasme à la politique d’agression à l’extérieur et de culte de l’empereur à l’intérieur.
Les troupes qui commirent les viols et les massacres de Nankin disposaient d’aumôniers zen. Les différentes églises zen établirent toutes des missions dans les pays conquis, et comme dans tout pays colonisé, les missionnaires avaient pour mission de faire accepter la supériorité du mode de vie et de la religion du pays colonisateur. Aucun dignitaire zen de haut rang n’éleva de protestation contre le culte du Tennô, de l’empereur. Ainsi, une culotte de peau japonaise, le lieutenant-colonel Sugimoto Gorô, écrivit dans un bel exemple d’union du sabre et du goupillon : « En face de l’empereur, le moi doit être vide. Dans l’unité du souverain et du peuple, le peuple ne doit pas tenir à son moi, il doit tenir à son empereur qui incarne ce moi. La loyauté à l’empereur, qui est la plus haute formation morale, ne doit jamais être accomplie dans l’espoir d’une quelconque récompense. Elle doit plutôt se pratiquer sans aucun espoir de récompense, car l’empereur n’existe pas pour le peuple, mais le peuple pour l’empereur. » Nombre d’enseignants zen (tels D.T. Suzuki) écrivirent leur parfaite adhésion au culte de l’empereur et à l’amour de la patrie. Peu d’entre eux, après la guerre, admirent s’être trompés, exprimèrent des regrets ou présentèrent des excuses aux victimes du militarisme. Tous professaient une théorie bizarre, selon laquelle « l’épée qui tue est aussi celle qui donne la vie ». Mais si ! Car en abrégeant votre vie, l’épée miséricordieuse vous empêche d’alourdir encore votre karma ! On voit que, tout comme les cirques chinois n’ont rien à envier aux cirques occidentaux, les contorsionnistes bouddhistes n’ont rien à envier aux contorsionnistes chrétiens.