Bellegarrigue, Anselme un archéo-anarchiste

mis en ligne le 17 janvier 2013
Michel Perraudeau a dû longtemps se rêver détective, il est devenu historien. Non de ces historiens qui se contentent de compiler des informations existantes pour les montrer sous un nouveau jour, mais de ceux, plus rares, plus précieux, qui, au terme d’une véritable enquête de terrain, nous dévoile la vie et l’œuvre d’un personnage dont on ne savait rien ou si peu, et pire encore quand le si peu était absolument faux.
D’Anselme Bellegarrigue, quel nom merveilleux, on n’avait pas de portrait. On répétait inlassablement les mêmes âneries. Un anarchiste de haute époque, d’avant la Commune, d’avant Bakounine, contemporain de Proudhon, qui avait laissé quelques écrits dont un Manifeste de l’anarchie, et avait disparu peut-être après avoir été ministre au Salvador, et être finalement revenu à l’état de nature dans la jungle.
Ce qui est passionnant dans l’ouvrage de Michel Perraudeau, c’est le sentiment de vivre presque en temps réel la mise à mal de toutes ces fausses affirmations, la progression des recherches et des découvertes, et les découvertes ne manquent pas. Je me garderai de les révéler ici, mais tout de même la plus spectaculaire : l’apparition terriblement fragile par le biais d’un daguerréotype du visage du vieux libertaire décédé vers 1870.
Tout aussi réussie, la deuxième partie du livre. Une fois tiré le portrait de notre homme, il s’agit de savoir si l’individu en vaut la peine et de comprendre pourquoi son nom a quasiment disparu du who’s who de l’anarchisme.
L’activité éditoriale de Bellegarrigue fut relativement restreinte entre les journées révolutionnaires de 1848 et 1853 (Napoléon III est alors au pouvoir). Durant ces années, quelques rares et brefs ouvrages, en particulier Au fait, au fait ! Interprétation de l’idée démocratique et les deux numéros de L’Anarchie, journal de l’ordre. Le tout est publié à quelques exemplaires, dans une indifférence à peu près totale, même Proudhon n’évoque jamais son contemporain. N’attendant plus rien de ses compatriotes, Bellegarrigue quitte l’Europe en 1859. De ses dix années au Salvador comme directeur de l’université de droit, on ne sait malheureusement rien.
D’Anselme, on retiendra des formules lapidaires, l’animal est peu enclin aux longues dissertations explicatives. « L’anarchie c’est l’ordre social car le gouvernement c’est la guerre civile. » Et aussi prônant un individualisme radical, mais non dénué de fraternité et d’entraide : « Je me renferme dans le cercle de mon existence, et le seul problème que j’aie à résoudre, c’est celui de mon bien-être. Je n’ai qu’une doctrine, cette doctrine n’a qu’une formule, cette formule n’a qu’un mot : JOUIR ! »
Bellegarrigue est avant tout un homme qui se méfie de la violence et des gouvernements, des révolutions dont le peuple est systématiquement la victime, le dindon de la farce, et qui croit à l’avènement d’un homme « étranger à l’ambition, ardent au travail, dédaigneux du commandement, rebelle à la soumission ».
Il sera la victime de la mauvaise foi de certains commentateurs, mais sans doute aussi de son inaptitude à expliquer correctement ses positions. Un immense malentendu va naître. Taxé de libéralisme, puisqu’il désire « simplifier l’organisme administratif » et réduire l’impôt. Suspect « d’anarchisme de droite » puisqu’il écrit des phrases dont la lecture hors contexte est ravageuse : « Il [le citoyen] s’institue, donc, individuellement par la possession, sa liberté commence avec le premier écu et il sera d’autant plus libre dans l’avenir qu’il aura plus d’écus. » Bellegarrigue finit aux oubliettes de l’histoire de l’anarchie, avant que Michel Perraudeau ne vienne brillamment l’en tirer en évoquant un anarchiste hétérodoxe, un individualiste pacifique, abstentionniste, antigouvernementaliste car l’administration est d’abord pour Bellegarrigue un outil de répression : « Une chose aveugle et qui voit tout ; sourde et qui entend tout ; impuissante et pouvant tout ; impondérable et écrasant tout… », dont les idées sont à rapprocher de l’état de la France en 1848, de la grande désillusion qui suit les journées révolutionnaires.
Le vœu d’Anselme était d’aboutir à un ordre libertaire au service de tous ayant à sa base l’individu : « Que l’individu s’institue et l’État périt. » Et ce, sans violence. On peut le taxer d’innocence et de naïveté, mais cet ouvrage montre combien demeurent actuelles les questions traversant l’œuvre de Bellegarrigue, et c’est justice de dire qu’il fera date. Grâce à Michel Perraudeau, Anselme ne sera plus jamais un inconnu dans la maison anarchiste.