La vérité et l’émancipation

mis en ligne le 13 décembre 2012
La vérité… Notion difficile à comprendre, à admettre pour certains. Et si importante. Vitale. Cette urgence permanente de tenter de dire le vrai, de séparer le vrai du faux, de se défendre contre le mensonge, la tromperie, l’affabulation, la dissimulation, l’erreur érigée en dogme, cette urgence donc est terrible car elle ne se résout qu’au prix d’un effort de la pensée – action à laquelle trop peu consentent. Les courants philosophiques que l’on appelle postmodernes, constructivistes ou relativistes, et que l’on rencontre partout, y compris dans certains milieux d’extrême gauche ou libertaires 2, usent et abusent de l’argument que la vérité et l’objectivité sont des instruments de pouvoir, donc des leurres, ou, thèse complémentaire, que le concept de vérité est à géométrie variable et que toutes ses configurations sont recevables et légitimes. Dissoudre l’idée même de vérité et tout devient simple (sauf bien sûr le fait que si les idées sont toutes relatives, celle qui consiste à dire que la vérité n’est que relative est elle-même relative… Ah contradiction, quand tu nous tiens !). Déclarer que la vérité (ou la réalité, son équivalent) n’existe pas extérieurement aux sujets, qu’elle est malléable et corvéable à merci, qu’elle est – selon les circonstances et qui parle – soit la servante des puissants, soit la garante des opprimés, toutes les affirmations deviennent alors possibles : tout et son contraire, deux plus deux font cinq car admettre que ça fait quatre, ce serait se soumettre à une idéologie dominante. « À chacun sa vérité » est un des credo du relativisme. Pour certains, c’est la somme de ces vérités singulières et indistinctes qui forment l’opinion commune, révocable dès lors que le consensus du moment est rompu. Il se forme ainsi un flot d’opinions incompatibles entre elles (il ne peut en être autrement lorsque tout peut être dit puisqu’il n’existe pas de critères de décision quant à la vérité ou fausseté des affirmations), mais cette situation n’est en rien gênante pour les partisans de ces doctrines.
Alternative courante que celle distinguant d’une part les partisans que « deux et deux font quatre » parce que le monde est ainsi fait et d’autre part ceux qui prétendent que nous sommes libres de penser – en fonction de de-siderata contingents, personnels, idéologiques, culturels, spirituels, etc. – que « deux et deux font quatre » ou bien que « deux et deux font cinq 3 », généralement au nom d’une conception absolutiste de la liberté de conscience. Notons tout de suite un point très important pour l’anarchiste antireligieux que je suis : seul un concept de vérité objective délié de ses déterminants historiques et culturels, lesquels sont contingents, permet cette avancée majeure issue notamment du mouvement des Lumières, à savoir la dédivinisation du monde. Il faut un tel concept de vérité pour lutter contre l’idée maîtresse de toute théologie, celle d’une Vérité révélée, c’est-à-dire que tout ce qu’il y a à savoir et à ordonner (aux deux sens du terme : mettre en ordre et donner des ordres) sur cette Terre relève d’une révélation du message divin à tel ou tel prophète, lui-même ordonnateur d’une métaphysique et d’une morale placées au-dessus de la tête des humains comme une épée de Damoclès. Avec un concept de vérité aussi dévalué que celui prôné par ceux dont on parle ici, nous sommes certains d’avoir et Dieu et des maîtres…

La vraisemblable vérité du vrai
La question politique et morale de la vérité (ou, pour le dire autrement, la question de la preuve dans le domaine de la connaissance) se pose avec force quand on s’intéresse aux théoriciens de la vérité comme illusion ou comme construction (le vrai n’est alors que ce que nous en disons, ici et maintenant, il change tout le temps, partout, donc c’est une notion relative, que l’on peut tordre selon les besoins ou ses compulsions à ne pas heurter la sensibilité de qui serait en désaccord). Le livre du philosophe James Conant dont je m’inspire ici (voir note 1) analyse la démarche de l’un de ces falsificateurs de la notion de vérité : le philosophe états-unien Richard Rorty (1931-2007) 4, principalement la façon dont ce dernier vrille 1984, le roman dystopique 5 de George Orwell, pour lui donner une interprétation contraire au propos fondamental de ce monument de la pensée libre et de la lutte contre les totalitarismes. Une des leçons du livre de Conant est de montrer le risque de penser que la recherche de critères de vérité objective (que j’appellerais une « véritologie ») est une illusion métaphysique, tandis que la liberté de « choisir » ses vérités (celle évoquée dans le préambule de cet article) serait un idéal humain pleinement accessible, car éminemment pragmatique.
Dans la préface à l’édition française du livre de Conant, Jean-Jacques Rosat, un proche du philosophe Jacques Bouveresse, rappelle la leçon qu’il tire de l’œuvre et de la vie d’Orwell : « Depuis la guerre d’Espagne à 1984, Orwell a défendu cette idée en toutes circonstances : la préservation de la vérité objective et de la capacité de chaque individu à former des jugements objectivement vrais est la condition première et absolument nécessaire d’une vie libre ; elle n’est certainement pas suffisante, mais les autres conditions (l’éducation et l’égalité, par exemple) s’effondrent ou se retournent en causes d’assujettissement si elle n’est pas remplie » (p. VIII). Il va ainsi dans le sens de Conant lorsqu’il résume une idée cruciale d’Orwell selon laquelle « la capacité à produire des énoncés vrais et la capacité à exercer sa liberté de pensée et d’action sont les deux faces d’une même pièce ». Cette préface donne un bon aperçu des enjeux conceptuels et politiques d’un débat qu’il ne faudrait pas réduire à une épineuse querelle d’intellectuels. Comme je l’ai souligné en préambule, la vérité sur la vérité est essentielle à la marche vers un monde libéré de ses entraves les plus factices ou les plus subreptices. Puis Rosat poursuit son analyse des courants hostiles au concept de vérité à la Orwell par l’évocation de Michel Foucault, lequel a formé beaucoup de gens à la thèse de l’illusion sociale de la vérité, vérité qui n’est donc pas découverte, mais inventée, produite, construite dans des dispositifs généralement étatiques, coercitifs, mystificateurs, etc. – thèse illustrée par cette affirmation (dans son recueil Dits et écrits) : « La vérité est liée circulairement à des systèmes de pouvoir qui la produisent et la soutiennent. » (On remarquera non sans un minimum d’ironie que cet énoncé est autocontradictoire : pour défendre cette doctrine, c’est-à-dire l’affirmer depuis un système de pouvoir, il faut l’abandonner…) En France, des penseurs plus récents illustrent ce courant : Bruno Latour, Isabelle Stengers, pour ne citer que les plus en vue (le premier surtout).
Le point essentiel à retenir ici – pour ne pas se laisser happer par les obscures arguties qui font la délectation des coupeurs de cheveux en quatre –, c’est que la recherche d’une vérité réelle, et non construite au gré des besoins de telles ou telles démonstrations, est une démarche tendancielle et plus ou moins facilement accessible. Raison pour laquelle il existe tant de controverses, lesquelles ne sont pas le signe d’une impossible véracité des faits ou des théories, mais que le monde ne livre pas facilement ses secrets. Ainsi, le faux et l’erreur ne sont pas intrinsèquement des impasses ; à condition de ne pas être placés sur le même plan que le vrai et l’avéré, ils sont potentiellement des auxiliaires précieux des méthodes visant à établir des vérités. Ce n’est pas parce que nous avons des doutes ici et maintenant sur tel ou tel phénomène (naturel, psychologique, social, etc.) que cela implique soit que la vérité est impossible à établir, soit qu’elle est nécessairement fluctuante. Pour prendre un exemple âprement discuté et particulièrement important pour nos semblables, la réalité du dérèglement climatique lié aux activités humaines est difficile à établir, mais pas impossible. Ce ne sont pas les conditions internes (c’est-à-dire scientifiques) d’obtention de la vérité qui sont en cause (si les expériences, les mesures, les modélisations sont menées comme il faut, alors on a des résultats fiables et crédibles ; or c’est le cas), mais bel et bien les conditions externes (les politicards, les multinationales, la Bourse, les fonds de pension, les rois du pétrole du Texas ou de la péninsule Arabique, les stipendiés, les idiots utiles, etc.) de l’exercice de l’activité de production de preuves (c’est-à-dire la recherche de vérités) qui sont les ferments d’un scepticisme irréaliste et délétère bafouant sans vergogne l’idéal régulateur que constitue le concept de vérité objective. Remarquons pour finir que, si le capitalisme avait la possibilité de mettre en doute la gravitation si cela servait ses intérêts, il le ferait. Mais les conditions d’obtention des preuves de l’existence de la gravité sont si établies, si puissantes, que personne n’y songe, sauf, en leur for intérieur, quelques philosophes postmodernes.

Pas cap !
Le jour où un philosophe défendant la doctrine selon laquelle la vérité n’est pas liée à l’existence d’un monde réel, tangible, présent à nos sens ou concevable par notre entendement (comme auraient dit les matérialistes des Lumières) et non pas suscitée par des théories déterminées par des intérêts de classe ou des pouvoirs occultes, voire complotistes, le jour donc où l’un de ces philosophes se jettera sereinement par la fenêtre pour démontrer que la théorie de la gravité n’est pas vraie car professée par des physiciens appartenant à la classe culturellement dominante – et de ce seul fait, suspects –, alors peut-être aurais-je un peu d’estime pour un tel expérimentateur de sa propre philosophie si vaine et si absurde. Écrabouillé au pied de son université, dans laquelle il passa des décennies à couper des cheveux en quatre, puis ces quarts de cheveux en quatre, et ainsi de suite, le philosophe crédule mais consciencieux aura gagné la postérité. à grands frais, cependant : il aura perdu son pari contre la physique et perdu la vie. Gageons toutefois qu’aucun philosophe ne s’y risquera, préférant les vertiges des doctrines les plus frappées de vacuité à l’effroi du vide.











1. Agone, 2012, 184 pages, 20 euros, en vente à la Librairie du Monde libertaire, 145, rue Amelot, 75011 Paris, librairie-publico.com. À vrai dire, ce livre est assez difficile. On peut lui préférer celui de Paul Boghossian, La Peur du savoir : sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance, Agone, 2009.
2. Sans doute parce que ces doctrines se donnent pour antihiérarchiques : par exemple, pour elles, la conception occidentale de la médecine n’est pas supérieure à celle des chamans. La physique scientifique, contre-intuitive, nous apprend que la Terre tourne autour du Soleil, alors qu’une « physique » spontanée voit l’inverse, mais selon les constructivistes, cela n’exclut pas pour autant cette dernière proposition. Tout se vaut. Parfois, du « tout se vaut » (meuh !) à « tous dévots », il n’y a qu’un pas… (Voir la critique cinglante et bienvenue que fait Normand Baillargeon de cette idéologie qui s’est installée dans les écoles du Québec, « Misère du constructivisme », À Babord, n° 9, avril-mai 2005, ababord.org/spip.php?article86.)
3. Ce cas de l’addition est donné comme abstraction de toutes sortes d’énoncés susceptibles d’être produits par tout un chacun. On peut le remplacer par tout ce qu’il est possible d’affirmer : le Soleil tourne autour de la Terre, le capitalisme est inhérent à la nature des choses, il fait plus chaud au Sahara qu’au pôle Nord, Louise Michel était colonialiste, etc., etc. Où l’on voit donc que les enjeux ne sont pas que purement conceptuels…
4. Quasiment inconnu en France hors de certains milieux universitaires, il est un penseur important aux États-Unis.
5. Une dystopie (le contraire d’une utopie) est une fiction d’anticipation et de mise en garde rendant compte d’une future société où régneraient des conditions de vie particulièrement odieuses.