Sans vergogne

mis en ligne le 13 décembre 2012
Dans la théorie classique, la Constitution est ce texte supérieur, fondateur d’un système politique donné, qui garantit aux citoyens que les pouvoirs qu’ils sont censés avoir choisis ne vont pas verser dans l’arbitraire ou le parti- pris, au profit de certains ou au détriment d’autres.
Jusqu’en 2010, le système juridique français posait que l’inconstitutionnalité éventuelle de dispositions de loi ne pouvait être soulevée que par 60 députés ou sénateurs, entre le vote et la promulgation. Une fois promulguée, la loi était inattaquable. Si ces braves gens, entre eux, ne souhaitaient pas se chamailler, une disposition inconstitutionnelle pouvait prospérer dans l’ordre juridique jusqu’à ce qu’un autre législateur ne l’abroge.
Depuis 2010, la France a rejoint ses voisins européens (l’Allemagne, notamment, le prévoyait depuis sa Constitution de l’après-guerre) et permet que, à tout moment, un justiciable conteste la constitutionnalité d’une disposition qui lui est opposée.

Élisabeth la fronde
Le système reste toutefois bien verrouillé par les représentants de la caste au pouvoir. Ainsi par exemple, une certaine Élisabeth B. a récemment contesté un point intéressant parmi les conditions de recrutement des candidats à l’École nationale de la magistrature : l’exigence de « bonne moralité 1 ».
La requérante estimait qu’il appartenait au législateur d’organiser de manière complète les conditions de recrutement des magistrats de l’ordre judiciaire, de définir les qualités que les candidats doivent présenter et de fixer les modalités d’appréciation de ces qualités par le pouvoir exécutif. En renvoyant à la notion imprécise de « bonne moralité », le législateur aurait méconnu l’étendue de sa compétence et porté atteinte au principe d’égal accès aux emplois publics.
Le Conseil constitutionnel a rappelé que la Constitution dispose : « Une loi organique porte statut des magistrats (art. 64 alinéa 3) ; que l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dispose que tous les citoyens étant égaux aux yeux de la loi “sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents” ; que les règles de recrutement des magistrats fixées par le législateur doivent, notamment en posant des exigences précises quant à la capacité des intéressés, assurer le respect du principe d’égal accès aux emplois publics et concourir à l’indépendance de l’autorité judiciaire. »
Mais pour la « bonne moralité », le Conseil constitutionnel précise simplement que cette disposition a pour objet de permettre à l’autorité administrative de s’assurer que les candidats présentent les garanties nécessaires pour exercer les fonctions des magistrats et, en particulier, respecter les devoirs qui s’attachent à leur état (sic) ; qu’il appartient à l’autorité administrative d’apprécier, sous le contrôle du juge administratif, les faits de nature à mettre sérieusement en doute l’existence de ces garanties ; que les exigences de l’article 6 de la Déclaration de 1789 n’imposent pas que le législateur précise la nature de ces faits et les modalités selon lesquelles ils sont appréciés.
Et hop ! Emballé c’est pesé ! On n’a pas à savoir à l’avance les critères de la « bonne moralité » pour un futur magistrat. À chacun de le découvrir au moment où l’Administration l’invoque, et à le contester à ce moment-là. Sans doute faut-il aller chercher des indications sur ce critère dans les noms de quelques signataires de cette décision du Conseil constitutionnel :
– Jean-Louis Debré, exemplaire de la moralité d’un ministre de l’Intérieur de Jacques Chirac de 1995 à 1997, en même temps qu’il était député de l’Eure sans discontinuer de 1986 à 2007, également conseiller municipal d’Évreux, conseiller général de l’Eure, adjoint au maire de Paris, président du RPR et membre d’honneur de l’Observatoire du patrimoine religieux (association multiconfessionnelle œuvrant au rayonnement du patrimoine cultuel français) ;
– Jacques Barrot, démocrate-chrétien pur jus (de père en fils), ministre de tous les gouvernements de droite depuis la présidence de Georges Pompidou, en même temps que député de Haute-Loire, conseiller municipal d’Yssingeaux et conseiller général de Haute-Loire, président du Centre des démocrates sociaux (CDS), à ce titre condamné en février 2000 pour recel d’abus de confiance en raison du financement irrégulier du CDS avant 1990 (mais amnistié !) ;
– Michel Charasse, initialement mitterrandien (lui aussi en même temps ministre, sénateur du Puy-de-Dôme, conseiller régional d’Auvergne, conseiller municipal de Puy-Guillaume), s’affichant laïque au point de refuser d’entrer dans l’église de Jarnac à l’enterrement de Mitterand (restant dehors avec la chienne de Tonton !), il finit quand même par se révéler en 2007, où il accueille chaleureusement le candidat Sarkozy, se voit exclu du PS, se réfugie dans le groupe sénatorial RDSE (Rassemblement démocratique et social européen, censé rassembler les partis de gauche mais ayant voté la loi de 2004 en faveur de l’enseignement privé, de fait essentiellement confessionnel) ; il est nommé au Conseil constitutionnel par Nicolas Sarkozy ;
– Jacqueline de Guillenchmidt, dont le pedigree vaut son pesant de particules : fille de Robert Barbara de Labelotterie de Boisséson (diplomate qui fut notamment ambassadeur de France en Espagne de 1964 à 1970 : la belle époque !) et de France Pasquet de Bousquet de Laurière (que le dernier ferme la porte !), elle est mariée à Michel de Guillenchmidt ;
– Hubert Haenel, sénateur et conseiller régional d’Alsace, toujours dans les bons coups des institutions « supérieures » : Haute Cour de justice de la République (quand les politiques se jugent entre eux !), membre du Conseil supérieur du service public ferroviaire (une fois le système ferroviaire désarticulé en 1997), membre du Conseil supérieur de l’administration pénitentiaire (dont on sait la « bonne moralité » qu’elle promeut !) ;
– Et, last but not least, comme on dit outre-Manche : Nicolas Sarkozy, qu’on ne présente plus !

Avec ou sans vergogne
Il y a pourtant une autre vision de la Constitution qui doit nous intéresser et nous questionner de manière infiniment plus profitable, c’est celle que développe dans les forums sur internet ou aux quatre coins de la France un certain Étienne Chouard 2, professeur d’économie et de droit qui s’est fait connaître en 2005 lors du référendum sur le traité constitutionnel européen. Il a repris des principes de la démocratie athénienne et a développé tout un argumentaire pour la reprise en main par nous-mêmes de notre puissance, c’est-à-dire notre capacité à conserver collectivement le pouvoir au niveau des citoyens, et non pas s’en dessaisir au profit de professionnels qu’en réalité nous ne choisissons pas.
Parmi les multiples interventions d’Étienne Chouard, une conférence du 22 mars 2012 est consacrée à cette question de la Constitution : « Comment avoir des institutions vertueuses 3 ». Il y évoque une vertu sociale pour les citoyens athéniens, celle
d’accorder de l’importance au regard des autres : trouver un stimulant dans le regard approbateur de vos concitoyens qui vous manifestent que vous leur apportez quelque chose (en termes de réflexion, d’analyse, de proposition d’action), et trouver le même stimulant dans le regard réprobateur en ce qu’il vous pousse à justifier vos positions ou à les amender pour tenir compte d’observations qui, à l’examen, vous paraîtront pertinentes.
À noter que l’on parle ici de vertu (comme dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « […] sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents »), et non de moralité. Cette vertu, les Athéniens l’appelaient vergogne, c’est-à-dire la honte dans le sens de pudeur ou scrupule. Le français n’a d’ailleurs retenu le mot que dans la locution négative « sans vergogne ». Être pudique ou avoir des scrupules vis-à-vis de l’exercice du pouvoir est une vertu.
Allez voir cette vidéo. Il y a des idées intéressantes à en tirer pour alimenter nos propres réflexions sur le droit en société anarchiste : qui le construit et comment, qui l’applique et comment.

Otis Tarda
Sympathisant du groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste










1. Décision du Conseil constitutionnel n° 2012-278 QPC du 5 octobre 2012, publiée au Journal officiel du 6 octobre 2012.
2. L’intérêt que l’on peut porter aux travaux d’Étienne Chouard n’implique, naturellement, en aucun cas un cousinage ou une similitude de vue ou d’analyse quant à ses options politiques ou le choix de ses amitiés, parfois douteux, sinon pire, à notre sens. (NDLR)
3. Tapez sur votre moteur de recherche « Étienne Chouard + youtube + arrêtez de voter ».