Libres citations

mis en ligne le 6 décembre 2012
En ce début d’année 2012, j’avais écouté (sur France culture) Serge Audier pour son livre Néo-libéralisme(s). Intrigué, je le commandais derechef à ma librairie Publico préférée ainsi qu’un ouvrage cité lors des entretiens, dont sont extraites les lignes que vous avez pu lire ces deux dernières semaines dans la chronique néphrétique. Certains, parmi nos lecteurs, ont trouvé de qui il s’agissait : un pour l’avoir lu, assurément, à l’époque où il était à droite. Je soupçonne les autres d’avoir retrouvé la piste grâce aux moteurs de recherche… Ce livre, traduit en français en 1938, n’a pas été réédité avant 2011 en France. Il s’agit de La Cité libre paru en 1937 aux États-Unis. Son auteur est Walter Lippmann (1899-1974). L’intérêt de ce Lippmann est qu’il est parfois considéré comme le père spirituel du néolibéralisme. J’avais envie de mieux connaître mes ennemis… et me voilà, après lecture, prêt à signer des passages entiers de La Cité libre !
« Lippmann est devenu un nom maudit dans toute une partie de la littérature de gauche radicale. Le titre même du best-seller de Noam Chomsky, La Fabrique du consentement, est emprunté à une expression de Lippmann, présenté comme le journaliste qui aurait justifié le pouvoir manipulateur des élites contre les aspirations démocratiques du peuple. Dans le grand récit d’extrême gauche sur le néolibéralisme et sur la réaction antidémocratique planétaire, Lippmann fait ainsi figure de pionnier ou de génie du Mal. Une réputation aussi diabolique, imposée par un pamphlétaire aussi influent que Chomsky, ne favorise certes pas une lecture patiente et sans préjugés de ses écrits, pourtant complexes et souvent ambigus, tout comme l’est sa trajectoire politique. Caricaturé par le journaliste Serge Halimi, dans le sillage de Chomsky, comme le “pape de l’essayisme libéral”, Lippmann est désormais incessamment et rituellement mentionné dans les livres sur la contre-révolution libérale des années 1970-1980 comme le précurseur des idées qui conduiront au thatchérisme et au reaganisme » (Serge Audier).
En 1938 eut lieu le colloque Lippmann, suite à la parution de La Cité libre et à la présence de son auteur à Paris. Or, bien loin d’être un complot d’une droite patronale et d’économistes à la solde du grand capital, ce colloque révèle une diversité de points de vue, souvent contradictoires, qui ne durent leur regroupement qu’au sentiment partagé d’être menacés par l’évolution du capitalisme, la crise de 1929, l’interventionnisme étatique, la planification économique et les fascismes et stalinisme…
Bien sûr, on trouve dans ce colloque les futurs membres de l’École autrichienne, Mises et Hayek, et ils sont le fil qui relie cette réunion à la politique actuelle : apologie du libre marché et de l’individualisme concurrentiel, rejet de « l’État providence ». Plus concrètement, ils furent les piliers idéologiques de la contre-révolution que nous continuons de subir depuis des décennies, contre-révolution qui s’attaque à toute solidarité collective, qui ruine les formes démocratiques et écrase au nom du profit de certains les sursauts écologistes. Mais face à ces tenants de ce que nous devrions nommer « ultralibéralisme » se trouvaient en 1938 des « néolibéraux » opposés au « laisser-faire » des dernières décennies, des amis de Keynes tel Lippmann, des partisans d’une planification douce, un Raymond Aron qui à l’époque se présente comme « socialiste » ou un Bernard Lavergne, connu à l’époque comme l’un des disciples de Charles Gide et de l’école coopérative de Nîmes dont nous parlait Philippe dans le n° 1688 du Monde libertaire. Ce Lavergne est justement l’un des premiers à parler de « néolibéralisme » dans les années 1930. Il rejette le vieux libéralisme du XIXe siècle, s’inquiète de la croissance des monopoles et cartels, de leurs liens avec les états. Il dit préférer un capitalisme réformable à un communisme totalitaire interdisant les syndicats. Il défend « l’ordre coopératif » comme un « capitalisme sans capitalistes ». Cela devrait interpeller…
La semaine prochaine, je parlerai de la posture, émouvante à mes yeux, de Walter Lippmann. Posture intellectuelle et éthique qui me semble, vu le contexte des années 1930, admirable, et néanmoins intenable. Non pas parce qu’elle se proclame « libérale » – j’aborderai le contenu ultérieurement – mais parce que cette posture est un inconfortable tiraillement, un équilibre instable, un pied sur le quai, l’autre sur le bateau qui s’éloigne. Posture identique à celle de nombre de nos contemporains militants, aux quatre coins de l’échiquier politique.