Opalka et Bernard Noël

mis en ligne le 29 novembre 2012
En général, les livres qui nous divertissent ne nous apprennent pas grand-chose. Le divertissement possède une fonction régénératrice, mais son problème c’est qu’il se prête mieux que n’importe quelle autre action à la duplication de la réalité. Or, dès que la réalité se dédouble, elle échappe au réel ou plus exactement devient tout le réel mais virtuellement. Le divertissement nous est nécessaire, mais c’est un leurre. Le mécanisme de ce fatal basculement a été largement interrogé par Bernard Noël tout au long de son œuvre, mais le penseur ne cesse malgré cela d’y revenir. Pourquoi ? Parce que les choses ne sont jamais dites une fois pour toutes et qu’il faut les redire pour que notre regard puisse réajuster ses lunettes. Le proverbe dit : « Chacun voit midi à sa porte », mais où est le vrai midi ? Il n’y a pas de vrai midi. Il n’y a qu’un constant réajustement des perceptions et de la pensée au donné. Mais nous venons de voir que les référents sur lesquels se fondent en général nos opinions sont erronés. Alors ? Une même exigence quant à l’exactitude du sens se manifeste dans les parcours respectifs du poète Noël et du peintre Opalka. L’art conceptuel dont ce dernier est l’un des représentants les plus indiscutables n’aurait bientôt plus que le loisir de se survivre si n’existaient en effet des artistes tels que lui. Car peu importe en effet le choix de la voie que celui-ci emprunte s’il s’y tient avec suffisamment de ténacité pour susciter sa propre découverte et nous en transmettre l’essence. Opalka a transformé un concept en action génératrice et non spectaculaire qui définit le périmètre exact de son expérience de vie. Et c’est dans le cadre de cette dimension restreinte que se trouve pour lui la ressource du véritable geste créateur. Opalka peint le temps et photographie chaque jour les transformations qui résultent de sa scansion. Le public voit globalement quelle sorte d’art cette appellation recouvre, mais seulement à la hauteur des prétentieux qui estiment pouvoir faire du Picasso après en avoir vu deux ou trois à Beaubourg. Bernard Noël, pour habiller le temps d’Opalka, s’est lui-même habillé d’un méticuleux couturier pour mettre la découpe du texte au service des formes. On ne pourra plus regarder de peintures d’Opalka sans penser aussitôt à ce texte qui en est d’ailleurs plutôt la chair que le vêtement. La publication simultanée d’une édition augmentée du Livre de l’oubli dont il me semble que l’on a pu voir paraître une première version vers les années 85 semblerait montrer que la pensée de Bernard Noël observe un parcours concentrique. Si comme l’avance Mallarmé, « il n’est d’explosion qu’un livre », celui-ci en est bien une à retardement. Je pense depuis longtemps que la littérature vit sur un don qui s’exprime à travers toutes les actions de la vie et que par conséquent l’écriture n’a pas pour destin la littérature mais la vie. J’ai d’ailleurs quelque peine à considérer que ce texte n’eût pu atteindre à la même perfection quelque quinze ou vingt années plus tôt. On dirait plutôt que les deux livres 1 arrivent en temps voulu, c’est-à-dire maintenant que leur présence en librairie et dans les bibliothèques est devenue nécessaire. Comme l’écrivait Hölderlin dans la dernière lettre expédiée à sa mère : « Le temps est d’une précision littérale. »

Claude Margat







1. Le Roman d’un être de Bernard Noël édité chez P.O.L. et Le Livre de l’oubli de Bernard Noël chez P.O.L. également.