D’un Principe d’Innocentation : essai psychanalytique

mis en ligne le 29 novembre 2012
S’affirmant « psychanalytique », le présent « essai » tente de placer son « principe d’Innocentation » aux côtés des deux grands principes de la pensée freudienne, usés jusqu’à la corde sans jamais se rompre : le principe de Réalité, le principe de Plaisir – vases communicants oscillants de la condition humaine, à l’œuvre depuis l’origine des temps, et insatiable cha-cha-cha dans notre frustrante ou jouissante expérience quotidienne.
On aurait pu parler d’« innocentement », pour désigner la restitution de son innocence à un sujet marqué au sceau infamant de la culpabilité ; mais le terme jouit d’une trop visible et trop expéditive connotation juridique. Au contraire, le mot rare d’« Innocentation » (on cite les « lettres d’innocentation » par lesquelles Louis XIV accorda son pardon au prince de Condé qui avait pris les armes contre le roi), rimant opportunément avec « placentation » (riche de toute la puissance du placenta, tremplin du Naître), présente l’avantage de nous renvoyer au domaine psychologique, aux processus infantiles et au travail de l’inconscient.
Trop focalisée sur les « culpabilités », la psychanalyse n’a guère pris en compte le processus de l’Innocentation. Une rare référence : le psychanalyste Albert Ciccone, qui a consacré ses principales recherches au « bébé » et à la culpabilité, analysant, dans sa préface au recueil collectif de Blandine Faoro-Kreit, Les Enfants et l’alcoolisme parental (Erès, 2011), les « fantasmes de transmission » dominés par la honte et la culpabilité dont le sujet souffrant cherche à se décharger sur « un autre, un parent, un ancêtre », précise qu’« un tel fantasme a d’abord une fonction d’innocentation : le sujet n’y est pour rien, puisque la tare/alcoolique/a été transmise par un autre ».
L’Innocentation mène bien au-delà de ces « valeurs » idéologiques que sont Espérance et Responsabilité et de ces principes tautologiques que sont Plaisir et Réalité. Elle s’exerce sur ce socle primordial qu’est l’Innocence, celle que l’on retrouve à l’origine d’innombrables mythes (Jardin d’Éden, innocence adamique, âge d’or, « bonté naturelle » de l’homme), et que l’on peut tenir pour une des « données immédiates de la conscience », arrimée à l’inconscient – bref : une donnée immédiate de la vie même. Assurant une fonction constante et déterminante dans l’économie psychique, l’Innocentation s’emploie à tenir à distance, sinon toujours en échec, les assauts de la culpabilité – elle est l’eau de jouvence de la personnalité profonde.
Deux indications sommaires signalent son ancrage primaire dans la structure humaine : de quelqu’un qualifié de « simple » ou de « naïf », on dit souvent qu’il est « innocent comme l’enfant qui vient de naître » ; et par ailleurs nul animal ne saurait être tenu pour coupable de quoi que ce soit. L’innocence témoigne donc pour une continuité biologique-instinctuelle menant de l’animal à l’homme. Elle persiste en dépit de la catastrophe créatrice que constitue l’accès de l’homme à la conscience et à la parole – catastrophe originaire évoquée par Freud, Ferenczi, Reich, et quelques autres. La perception d’une innocence « pure » dans l’être du nouveau-né (enfant Jésus dans la bergerie au milieu des animaux) serait ce qui suscite et soutient la tendresse de l’adulte, assurant ainsi la survie de l’enfant et par là même celle de l’humanité.

Assomption de l’Innocence
Les analyses qui précèdent visent, retombant sur nos plus prosaïques ou animales pattes, à nous interroger sur ce qu’il en est d’une Assomption de l’Innocence mise à l’épreuve d’une personnalité toujours « présumée innocente » (DSK), mise ici entre parenthèses. Ce texte ne traite donc pas de l’affaire DSK* – ou plutôt d’« affaire Sofitel-Carlton », puisqu’en ces deux espaces immobiliers se distribuent « objectivement » tous les mystères. La référence à DSK, et à distance de ce dernier, n’intervient que comme énigme « psychologique » (« Comment un “puissant” a-t-il pu en arriver là ? »). Parodiant la conception frauduleuse car toujours bafouée de « présomption d’innocence », on met ici au premier plan la notion d’« Assomption de l’Innocence », de référence psychanalytique, peu élaborée à ce jour, l’obsession de la culpabilité et de la pénitence demeurant une référence écrasante de notre culture.

Un chiffon tagué troué
La notion de « présomption d’innocence » occupe un vaste espace juridique, tagué et troué de toutes parts par les ruses, artifices et distorsions d’une pléthore de protagonistes : témoins, policiers, avocats, magistrats, médias, victimes. Écartant cette surface chiffonnée et trouble, il est légitime de s’interroger sur ce qui a pu fonctionner à la source de l’acte sexuel, donnée centrale, pratiquement occultée ou rhabillée, de l’affaire, en dépit ou du fait des débordements exhibitionnistes, exprimés en caricatures graveleuses, puritaines ou coquines, allusions effarouchées ou clins d’œil complices. Il faut en revenir à la structure de base des motions pulsionnelles, communément reconnues comme étant au pivot de la construction juridique, et donner toute sa consistance au principe d’une « Assomption de l’Innocence » – les deux termes, pris dans leur stricte spécificité, servant à désigner des états psychiques enracinés en chacun, impérieux, universels, processus décisifs dans la formation et l’orientation, non seulement des comportements individuels, mais des visions du monde elles-mêmes.

Pervers polymorphe
« Innocence » désigne une certaine qualité du rapport de l’individu à la sexualité, telle notamment qu’on peut en suivre les parcours et manifestations en psychologie de l’enfant. Ce dernier est censé ignorer la réalité sexuelle, il est déclaré immature et incapable de contrôler et encore moins de maîtriser les motions, gestes, jouissances que suscitent et commandent les différents organes et leurs valences sensibles – nous évoquons là les « zones érogènes », supports des phases de la libido (orale, anale, phallique, etc.), étant entendu que le corps entier est Corps d’amour, comme l’écrit et le détaille le penseur américain Norman O. Brown*. Pour qualifier l’enfant parcourant toute la gamme des motions libidinales, Freud a utilisé l’expression, écho sans doute du langage psychiatrique de l’époque, de « pervers polymorphe ». Expression aussi pertinente que désastreuse : la mention « pervers », idéologique et trouble, l’a emporté sur l’exacte qualification de « polymorphe », qui offre un tableau organique et libidinal propre à l’observation, début de toute science, et permettant d’établir avec une suffisante précision que c’est l’ensemble des organes, tissus, fonctions du corps et leurs fantasmes adjacents qui entrent en scène et en jeu et, si possible, en faveur dans l’acte sexuel.
« Innocent » chez l’enfant, l’adjectif « polymorphe » devient chez l’adulte substance de « perversité », grevée d’une culpabilité frappant pratiquement toute la gestuelle sexuelle : masturbation, sodomie, fellation, voyeurisme, exhibitionnisme, fétichismes, etc. Or tout (récits, témoignages, observations, analyses et auto-analyses, etc.) donne à penser que ces différentes modalités font, dans toutes les sociétés, à toutes les époques, sous des modèles, formes et proportions diverses, partie intégrante de la sexualité. De par sa structure organique féconde en productions et arborescences psychologiques (sans parler de la vie même), toute sexualité ne peut être que « polymorphe ». L’acte sexuel le plus élémentaire est un montage, un blason, une armoirie de pièces et motions « perverses », pour la plupart inscrites à l’encre sympathique (dans tous les sens du terme).

Un processus d’Innocentation
« Perverse » et « polymorphe », la sexualité – « empire des sens » – l’est impérieusement, tout au long de la vie. Il faut donc faire avec. Soumis non moins impérativement aux contraintes de l’éducation qu’au respect légaliste des normes régissant la société, on s’efforce, dans la mesure du possible, d’exercer une certaine maîtrise, à l’aide d’une panoplie d’instruments culturels (« valeurs », tabous, totems) à l’efficacité variable et douteuse. Pour les uns ça marche, au moins apparemment – pour d’autres, « destinés » à commettre la « faute » et à entrer en « délinquance », non. Mais le processus d’« Innocentation » résiste, persiste. Tout sujet y a recours, plus ou moins inconsciemment, pour lutter contre le sentiment quasi inévitable de culpabilité que mouline kafkaïennement la culture, et pour se dédouaner face à une fatalité contre laquelle il ne peut rien. Comment, dès lors, ne pas être soi-même en « sympathie » au sens fort (sentir avec, souffrir avec, pactiser) avec sa propre poussée libidinale, qui vient de soi, logée au plus profond de soi, sans qu’on puisse rien y faire ?
C’est dire que le mouvement pulsionnel est, de force, pris en charge par le sujet – on peut dire qu’il l’assume. Comme pour toutes les ambivalences sexuelles, le terme d’« assomption » présente l’intérêt de couvrir les deux faces du processus : assumer activement, par un passage à l’acte, l’élan pulsionnel qui cherche réalisation et satisfaction ; assumer l’« Innocence » valorisée en tant que source « naïve », « im-pénitente » (soustraite au « péché ») pour le sujet, mais qui, au contraire, pour la société, n’est que péché et « morbidité » (dans le film de Fritz Lang, M (1931), le Meurtrier – l’extraordinaire Peter Lorre – décrit en termes saisissants cette « assomption » devant le tribunal des hors-la-loi).

Le pouvoir innocentise selon qu’il infantilise
La notion d’« Assomption de l’Innocence » est de nature à éclairer une certaine forme de comportement manifestée à l’occasion de l’affaire portant le nom de DSK – non pour singulariser ce dernier, comme s’est ingénié à le clamer le charivari idéologique, moralisateur et mercantile des cohortes d’intervenants, mais bien au contraire pour souligner la banalité massive d’une « perversité polymorphe » qualifiant une structure anthropologique native, élémentaire, de l’activité sexuelle. On est amené de la sorte à reprendre l’interrogation psychologique cruciale posée quasi unanimement au tout début de l’affaire : comment une personnalité disposant d’un pouvoir exceptionnel à tous les égards – économique (FMI), politique (« DSK président ! »), culturel (universitaire), social (renommée, richesse) – a-t-elle pu « en arriver là », passer à l’acte avec une telle désinvolture, alors même qu’elle se savait être, en toute lucidité, la cible d’adversaires qui guettaient la moindre faille pour l’abattre ?
Un peu de contrôle, une goutte d’abstinence auraient-ils permis de déjouer pièges et coups bas et, à l’instar des millions d’êtres humains livrés aux mêmes motions à travers le monde, de continuer à vivre « Innocemment » sa « vie privée » ? Il est troublant et remarquable de constater que, loin d’inciter à la prudence, à la ruse ou au détour, qui sont le lot commun, les pouvoirs détenus par DSK agirent en sens inverse et fonctionnèrent comme une encre sympathique, c’est-à-dire révélateurs, à charge, des deux faces de l’« Assomption de l’Innocence » : d’un côté assumer (avec fatalité ?) ses propres motions pulsionnelles chargées de risque, de l’autre assumer (avec « naïveté » ?) un statut interne d’Innocence chargé d’une fonction restauratrice, équilibrante.
Deux lignes de force semblent se dessiner. D’une part le processus d’Innocentation, ressource anthropologique vitale, doit être pris en compte dans tout affect et toute posture de culpabilité. D’autre part le pouvoir, qui est ensemble machine à culpabiliser et à infantiliser, se retrouve en permanence devant le dilemme posé par l’Innocentation : il infantilise selon qu’il culpabilise, il « innocentise » selon qu’il infantilise – et c’est l’« innocence » juridique même qui prend un sacré coup.