Le tigre né lapin

mis en ligne le 15 novembre 2012
Il était une fois. Il était une fois un petit entrepreneur indien, Balram Halwai. Balram entend dire que Hu Jia Bao, le dirigeant chinois, vient en Inde. Hu Jia Bao a exprimé le désir de rencontrer des entrepreneurs indiens. Alors le petit entrepreneur indien lui envoie un e-mail. Car le petit entrepreneur indien veut que le grand dirigeant chinois sache tout ce qu’il faut faire pour devenir un entrepreneur en Inde. Balram Halwai est né dans un petit village, obscur. Un petit village dont les terres n’appartiennent qu’à trois grands propriétaires, riches. Les paysans qui louent les terres sont si pauvres et laissent les trois propriétaires prendre tant de libertés avec leurs vies (voire avec leurs derrières si le paysan est jeune et beau ; à moins que le propriétaire ne prenne les devants, si l’épouse du paysan est jeune et belle) qu’on n’évite pas sans difficultés ni contorsions le mot « esclave ». Outre la propriété des terres, les riches disposent de deux moyens pour tenir les pauvres en laisse.
Premièrement, les dettes, colossales par rapport à leurs infimes revenus, que les pauvres contractent pour payer la dot et le mariage de leurs filles. On sait que l’une des principales causes d’homicide en Inde est le non-paiement, réel ou jugé tel, de la totalité de la dot promise. La personne assassinée étant en général non les parents, plus coriaces, mais l’épouse, facile à attaquer à domicile. Par l’époux.
Deuxièmement, « le poulailler ». Il faut comprendre sous ce terme les contraintes imposées par les pauvres aux pauvres. D’abord pour les raisons sociales classiques, normes, institutions, valeurs, solidarité, etc. Mais surtout par une technique aussi simple que barbare. Quand un pauvre se rebelle, quand un pauvre fuit, les propriétaires se vengent sur sa famille. On quitte le village pour ne pas rembourser sa dette ? Les parents, les enfants, les grands-parents, oncles et neveux, tantes et nièces sont torturés et abattus. On comprend que, les pauvres étant dotés, chose étonnante, d’une conscience, ils travaillent d’arrache-pied à rembourser leurs dettes plutôt qu’à courir la gueuse dans les grandes villes.
Balram Halwai raconte à Hu Jia Bao que lui, Balram fils de petits paysans, a eu la chance d’avoir été recruté comme chauffeur de l’un des propriétaires. Puis d’avoir été envoyé à Delhi servir de chauffeur à l’un des fils du propriétaire. La grande ville dessale. Elle reçoit des lapins, elle les change en tigres. À force d’écouter les conversations du fils du propriétaire avec sa femme éduquée aux États-Unis, à force de découvrir le quotidien des riches, à force de découvrir comment ils deviennent riches et comment ils le demeurent, à force de porter des sacs de billets aux politiciens… Tiens justement, à propos de sacs de billets ! Le fils du propriétaire commence par traiter Balram de manière humaine. Mais cela ne dure pas. Balram comprend à quel point il ne vaut rien, littéralement rien, aux yeux de son employeur. En revanche, les sacs de centaines de milliers de roupies, en liquide sur la banquette arrière, sautent à ses yeux à lui. Les yeux de pauvres… Balram réfléchit. À l’énormité de l’Inde. Au fait que la police indienne, débordée, ne saura pas retrouver un assassin dont elle ne sait préalablement rien. Un beau soir, à l’aide d’une bouteille de Johnny Walker (du vrai Johnny Walker, pas une contrefaçon indienne ! Et vide, la bouteille, on n’est pas des sauvages !), il fracasse la tête de son employeur pour lui prendre 700 000 roupies. Avec lesquelles il arrive à Bangalore, la ville des merveilles technologiques, la ville qui permet à l’Occident de faire monter en même temps son taux de chômage et son taux de profit. À Bangalore, il monte une compagnie de taxis permettant aux jeunes filles indiennes éduquées (donc bourgeoises, donc parlant anglais sans accent indien, donc employables dans les hotlines et les centres d’appels) de rentrer chez elles sans se faire violer trop souvent. La lectrice avisée dira : « Bien d’autres que Balram Halwai ont dû penser à monter ce type de compagnies avant lui, non ? » Certes, mais Balram paie un pot-de-vin à la police pour qu’elle arrête les chauffeurs, dénués de permis, des compagnies concurrentes. On n’entreprend pas sans casser des œufs, n’est-ce pas ?
La lectrice avisée, à ce stade, comprend en outre que la famille de Balram a été massacrée. Exact. Que Balram fait donc preuve d’un manque de conscience assez exceptionnel. Exact. C’est pour cela qu’il a baptisé sa compagnie « White Tiger ». Le tigre blanc. Celui qui ne naît qu’une fois par génération. Le tigre né chez les lapins.
Cette histoire si noire, mais qui explique si bien ce que signifie être riche dans un monde de pauvres, est celle du livre d’Aravind Adiga Le Tigre blanc. Et, ô droitsdel’hommistes vertueusement opposés à l’esclavage, paru en 2008. Pas en 1008.