L’État mauvaise langue

mis en ligne le 15 novembre 2012
Les fidèles du Journal officiel auront noté, dans l’édition du 4 mars 2012, une nouvelle livraison de la Commission générale de terminologie et de néologie, concernant cette fois-là les équivalents français appropriés pour plusieurs expressions dans le champ des affaires étrangères.

Un mot sur la langue
Rappelons l’enjeu de pouvoir qu’il y a dans la maîtrise du lexique. Le français, dont on prétendait longtemps qu’il restait la langue de la diplomatie, est là aussi supplanté par des expressions anglo-saxonnes, reflets d’une certaine image du monde, très ancrée dans les concepts du néolibéralisme 1. Or, en France plus qu’ailleurs, depuis les Serments de Strasbourg en 842 jusqu’à la loi Toubon en 1994, le français est aussi l’affirmation politique du pouvoir central, intimement liée à l’histoire de l’État 2. C’est bien le front sur lequel se battent les soutiers de la Commission générale de terminologie et de néologie.
N’étant ni fans de l’anglais, ni fanatiques du français (pour retourner respectivement chaque mot contre sa langue !), les anarchistes ne choisiront pas un camp plutôt que l’autre, mais retiendront l’enjeu de choisir et d’alimenter leur propre lexique pour dire leurs propres réalités, concepts ou rêveries.
Reste que les efforts des membres de la Commission pour définir les termes ou concepts et en choisir la meilleure dénomination en français ont souvent pour effet de contribuer à démasquer certaines parties du visage du tyran.

Langue et langages
En 2010 sortait une BD intitulée Quai d’Orsay : chroniques diplomatiques 3, inspirée du personnage de Dominique de Villepin en 2004-2005, lorsque les États-Unis et la Grande-Bretagne tentaient de justifier l’intervention en Irak, après celle en Afghanistan.
Le héros, jeune doctorant qui piétine dans sa thèse, se fait embaucher au cabinet du ministre des Affaires étrangères pour être le rédacteur des discours du ministre. Discours que les gouvernants appellent désormais des « langages » (les cabinets ministériels se voyant commander des « éléments de langage »).
Notons ici qu’en linguistique on distingue généralement la langue (système de signes) et le langage (faculté humaine mise en œuvre au moyen d’un tel système). La langue doublement articulée n’est qu’un langage parmi d’autres. La faculté de langage est aussi mise en œuvre par d’autres systèmes de signes, comme le geste, le dessin, le vêtement, etc. Il est dès lors significatif que rédiger un discours, dont l’outil est clairement la langue, soit aujourd’hui appelé « produire des éléments de langage ». Dont on déduit que sont intégrés dès l’écriture les autres systèmes de codes (gestes, vêtements, etc.).
Rien de nouveau : des harangues de chefs militaires antiques aux vœux télévisés d’un président d’aujourd’hui, ces autres systèmes de codes constituent la matière efficace du pouvoir de la personne sur son auditoire (lisez un discours politique : il perd beaucoup de son effet). La dénomination actuelle de langages serait donc une honnêteté des gouvernants vis-à-vis de leur activité ; ce qui ne laisse pas d’effrayer car, lorsqu’un possédant du pouvoir accepte de se désigner honnêtement, c’est qu’il est confiant dans l’aveuglement, l’apathie ou l’aboulie de ses possédés.
Au-delà de ça, la BD est intéressante par la galerie de personnages, plus subtile que le premier niveau de lecture, caricatural, ne le laisse paraître, et par la description des mécanismes qui conduisent un « mec normal » au départ (y compris dans le contact qu’il tente de garder avec une rébellion juvénile en ayant pour sonnerie de téléphone le tube de Metallica Seek and destroy 4) à se faire happer dans des relations de dominations personnelles jusqu’à en perdre les repères sociaux ou affectifs qui le constituaient. Une espèce d’enivrement où la fascination pour le pouvoir et ceux qui le personnifient devient une échappatoire nécessaire pour donner un sens à sa propre aliénation aux élucubrations abstraites faites et défaites.

D’Orsay à Davos
La Commission générale de terminologie et de néologie s’est notamment penchée sur le terme de soft diplomacy. Dit comme ça, c’est mignon, non ? Soft s’est invité dans le français depuis un moment, avec des connotations positives. C’est soft pour dire que c’est gentil, inoffensif, par rapport à ce que ça pourrait être. Software pour signifier la partie logicielle de l’informatique, c’est-à-dire celle qui donne sa valeur à l’outil pour l’utilisateur. À ce compte, soft diplomacy pourrait laisser penser qu’il s’agit d’une diplomatie gentille, inoffensive, valorisante.
Heureusement, la Commission rétablit une compréhension plus juste en définissant le concept comme « une forme de diplomatie privilégiant le pouvoir de convaincre et utilisant tous types de réseaux et de relations personnelles », et en proposant la terminologie suivante : « diplomatie d’influence ». Des manipulations par les services spécialisés des puissants (CIA américaine, cellule Afrique des présidents français, etc.) aux relations personnelles (de nombreux politiques français sont amis avec l’ex-dictateur tunisien Ben Ali), en passant par la grande foire à l’influence que sont les rencontres annuelles de Davos, en Suisse, cette diplomatie d’influence rime de manière plus vraie avec domination, empire, emprise, pouvoir, puissance (liste des synonymes d’influence dans le Petit Robert 2007). Cette influence-là, c’est celle dont on fait le trafic !

Compréhension et intelligence
Puisque nous en sommes au trafic, évoquons un autre terme sur lequel s’est penchée notre méritante Commission : grand bargain, qu’elle définit techniquement comme une « forme de négociation au cours de laquelle deux ou plusieurs États cherchent à parvenir à un accord global par des concessions mutuelles, portant sur de multiples aspects de leurs relations, sans exclure les points les plus sensibles ». D’où elle tire la terminologie française de « grand marchandage », qui rend bien l’image des puissants comme des maquignons peu scrupuleux, truqueurs et malhonnêtes (cf. toujours le Petit Robert 2007).
À noter ici que ce terme est indiqué comme étant du langage professionnel (c’est même le seul de la liste qui bénéficie de cette indication), car le terme affichable publiquement est le très neutre « accord global » (pour l’anglais global agreement). Car qui trouve mal que l’on ait pour ambition de vider complètement un différend en examinant toutes ses dimensions, y compris les plus sensibles ? Mais si cela se fait dans un « grand marchandage », alors la vertu compréhensive (au sens d’englobant) des États ne devient-elle pas un vice, une perversion ?
Finissons par le terme anglais de smart power. La Commission le définit, avec une précision de cynique, comme une « forme de diplomatie combinant habilement le pouvoir de contraindre et le pouvoir de convaincre ». La terminologie retenue est alors « pouvoir intelligent ».
Il est tout d’abord significatif que l’anglais (celui du pouvoir en tout cas) ait retenu cet adjectif smart très positif, puisqu’il induit les notions d’élégance, de chic, de vivacité et d’intelligence. C’est d’ailleurs le mot magique pour les entreprises lorsqu’elles arrivent à qualifier une famille de produits de smart (smartphones, smartbox, etc.).
Ensuite, appliqué au champ de la diplomatie, le choix de centrer la traduction sur intelligent rend bien compte de la subtilité du travail de la Commission, qui traduit ce que porte le mot, y compris l’enjeu de pouvoir de la terminologie même. Par là, la Commission révèle cet enjeu, mais dans le même temps y participe en lui donnant son assise propre dans notre langue. Car en désignant l’« intelligence » du pouvoir comme l’habileté à alternativement manipuler et obliger, la Commission combine les deux sens du mot tout en préservant ce que les puissants veulent masquer.
En effet l’intelligence est, soit la faculté de connaître ou de comprendre, soit le fait de s’entendre, avec le cas plus particulier des « complicités secrètes entre personnes que les circonstances placent dans des camps opposés » (le concept d’intelligence avec l’ennemi, qui est un crime). Le pouvoir intelligent, surtout en diplomatie où l’on revendique la notion de souveraineté, a bien quelque chose de cette intelligence-là. Mais, en matière de pouvoir-domination, les puissants ne sont qu’en apparence dans des camps opposés (définis par référence au concept finissant de nation). Ils constituent au contraire une classe solidaire, à l’intérieur de laquelle peuvent émerger des querelles de famille, mais qui est fondamentalement unie face aux dépossédés du pouvoir que nous sommes.
L’ennui est que, dans leurs efforts pour retrouver ce pouvoir, les dépossédés confondent encore souvent pouvoir-domination et pouvoir-capacité d’action (ou pouvoir-autonomie), et qu’ils continuent à se battre entre eux pour le premier au lieu de développer ensemble le second.
Du boulot pour les anars encore et toujours !

Léa Gallopavo
Sympathisante du groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste








1. Sur l’évolution conceptuelle du libéralisme vers le néolibéralisme, et leurs critiques respectives par les anarchistes, lire l’article « Libertés anarchistes et règne néolibéral de la contrainte », de Jean-Christophe Angaut, dans la revue Réfractions n° 27, « Libres. De quelle liberté ? », automne 2011, disponible à la Librairie du Monde libertaire, 145, rue Amelot, 75011 Paris.
2. Cf. Claude Hagège, Le Français, histoire d’un combat, Livre de Poche, 1998, disponible sur commande à la Librairie du Monde libertaire.
3. Christophe Blain et Abel Lanzac, Quai d’Orsay : chroniques diplomatiques, 2 tomes, Dargaud, 2010- 2011, disponible sur commande à la Librairie du Monde libertaire.
4. Formidable morceau du premier et meilleur album, en 1983, de ce groupe de thrash metal. (Ndlr.)