70 000 euros par an et dissonance cognitive

mis en ligne le 21 novembre 2012
Une vidéo, sur le net. On ne voit pas grand-chose, mais on entend. Un conflit entre un voyageur et une employée de la SNCF. Banal, surtout depuis que le libéralisme sabre le personnel de la SNCF, qui ne peut plus bien entretenir ses lignes (celles qui subsistent), entraînant des retards consternants et que l’on n’avait jamais vus ces dernières années en France.
Mais non, ce n’est pas cela. En gare de Viroflay (banlieue réputée pour le malheur de ses habitants qui échouent souvent à passer de la Mercedes à la Bentley), un homme crie dans son portable, et bloque une queue. L’employée lui demande de se pousser pour laisser la place aux autres. Le monsieur répond, ce qui déjà vaut son pesant de stock-options, que lui, « il est cadre, que ce n’est pas son problème, qu’il a des soucis ». D’où l’on déduit qu’il y a au moins un cadre en France qui juge qu’il faudrait deux types de guichet : avec queue pour la population, sans queue pour les cadres. Mais l’internaute continue à enregistrer : « Moi je ne respecte pas les fonctionnaires français. Je gagne 70 000 euros par an, vous gagnez le Smic, alors vous fermez votre gueule. » Et encore : « C’est que nous, on se casse, nous on en a marre. » Ou bien : « Si vous n’aviez pas de gens comme moi à payer 10 000 euros d’impôts, vous n’auriez pas votre salaire, vous feriez quoi, vous seriez à la rue ! » Puis : « Nous, on est supérieurs à vous, et vous, vous allez crever. Moi je vous pique 70 000 euros si vous êtes chez Orange. Je suis tous les mois à Saint-Domingue pour Orange, c’est pour ça que je gagne 70 000 euros. Et le week-end, je suis à La Baule. Vous gagnez combien ? Vous avez votre salaire de merde ? » Lumineux.
Que les éructations du bonhomme soient vraies ou non (Orange affirme qu’elles sont fausses), on aura rarement, en nos temps hypocrites, aussi bien éclairci la haine de classe. La vraie. La féroce, la sans pitié. Celle qui jouit d’être la botte qui piétine le
pauvre. Celle qui crache à la figure du mendiant. Celle qui aime les prisons et les camps. Karl Marx a certes eu tort de faire de la lutte de classes le seul moteur de l’histoire, il a néanmoins l’excuse qu’en son temps de telles déclarations, plus polies mais pas moins sincères ni moins haineuses, étaient monnaie courante, se lisaient dans les livres et les journaux. à quels vilains ressorts psychologiques font-elles appel ? L’ignorance, la honte, l’aigreur.
L’ignorance, parfois involontaire, souvent volontaire, est une caractéristique constante de la pensée de droite. L’imbécile assertion selon laquelle ce sont les riches qui font vivre les pauvres (« Si vous n’aviez pas de gens comme moi… ») était déjà utilisée par les idéologues contre-révolutionnaires en 1790 : s’il n’y avait pas de ducs, que mangeraient les laquais, les tailleurs et les carrossiers ? (J’entends une voix, au fond de la classe, murmurer « des comtes et des marquis ».) Refuser de comprendre que les revenus des ducs (des cadres…) proviennent en totalité, directe ou indirecte, du travail des pauvres (des employés…) est évidemment la preuve d’une ignorance insondable, et rarement si involontaire que ça.
La honte. Les survivants des camps de concentration, et une myriade de psychologues, ont depuis longtemps mis en évidence le phénomène. Quelle que soit l’idéologie qui anime un être humain non entièrement psychotique, annihiler, torturer, humilier, exploiter un autre être humain ne va pas sans honte. Cette désagréable sensation ne peut être combattue que par un surcroît de haine et de déshumanisation de la victime. C’est le côté opposé du vieux mécanisme psychologique par lequel on tend à aimer ceux à qui l’on fait régulièrement du bien. La « tendance à la réduction de la dissonance cognitive », dissonance entre deux pensées contradictoires, pousse à la modification de la perception de la réalité afin que l’une des deux pensées contradictoires disparaisse. Haïr le captif impuissant que l’on torture permet de ne plus avoir honte du crime que l’on commet. Notre petite ordure de Viroflay ne doit pas être si fière que cela de gagner sept fois plus qu’une guichetière de la SNCF.
L’aigreur. Oui, les cadres travaillent dur. De plus en plus dur, d’ailleurs. Et s’ils sont cadres, ils sont donc insérés dans une organisation hiérarchisée, implacable, ils doivent avaler couleuvre sur couleuvre, ils prennent de nombreux risques, ils sont souvent obligés de produire tel ou tel résultat sans être sûrs d’avoir les moyens ou les instruments ou le temps nécessaires. Mais la rage que tout cela entraîne ne peut pas être dirigée contre leurs supérieurs. Bien sûr, pas ouvertement, mais pas non plus psychologiquement : ils ont trop investi moralement, émotionnellement, narcissiquement pour admettre que leur job est une constante humiliation et que leur employeur est leur pire ennemi (réduction de la dissonance cognitive, là encore). Alors, la soupape est la haine du pauvre. Et puisque l’on travaille si dur, on invente que si le pauvre est pauvre, c’est qu’il ne travaille pas assez. Qu’il est paresseux (ce que secrètement le cadre voudrait être). On réussit donc l’exploit d’être à la fois envieux et méprisant envers les pauvres. à peu près comme le catholique pratiquant sexuellement coincé, qui est à la fois envieux et méprisant du célibataire passant d’un lit à l’autre.
Terminons sur un trait d’humour involontaire : Orange s’est empressé de déclarer que « ce type de propos ne reflète en rien les valeurs d’Orange ». En aurions-nous jamais douté ?