Devrons-nous autogérer le néant ?

mis en ligne le 10 octobre 2012
Nous, les anarchistes, nous disons facilement « non ». C’est simple, élégant et, dans cette société d’acquiescement béat, c’est suffisamment blasphématoire pour valoir une position politique. Et nous avons raison, le plus souvent. Les projets des puissants se font au détriment du peuple. Mais avons-nous raison avec de bonnes raisons ?
Nos refus sont chaque fois motivés individuellement, et de la manière la plus valable qui soit. Il nous semble important de convaincre, d’entraîner des gens, sur la base d’arguments concrets et immédiats, dans des mouvements protestataires. Nous jetons autant de sable que possible sous les roues du train de la marchandise.
Mais le vaste catalogue de nos refus (comme du reste celui, plus mince, de nos réalisations) apparaît comme un habit d’Arlequin. Il peut même sembler au malveillant qu’aucun tailleur n’y planta jamais une aiguille. Tous les morceaux sont là, épars, et il manque ce qui leur donne sens : une perspective.
Ainsi de l’industrie. Nous pouvons, avec un zèle égal, nous battre d’un côté contre les fermetures d’unités de production, d’un autre contre leur existence. Ici au nom de la classe ouvrière, là au nom de l’environnement. Nous avons raison dans les deux cas. Il est scandaleux de faire payer la crise à ceux qui n’ont pas profité de la prospérité, il est impensable de consommer sans produire et de sabrer l’arsenal industriel. Mais il est aussi résolument insoutenable de produire ce qu’on produit, dans les conditions où on le produit et en de telles quantités.
Comment donner cohérence à cela ? Je ne pense pas que quelques références à l’autogestion ou à la décroissance suffisent. Je ne pense pas que cela convainque grand monde que nous sommes porteurs d’un avenir autre. Et pourtant, ce futur, nous en sommes gros.

Changer de point de vue
Le libéralisme, qui est l’idéologie du capitalisme financiarisé, triomphe. Ce n’est pas uniquement, ni même principalement, une victoire idéologique, une question de conviction. C’est la victoire d’une vision du monde, un rail pour la pensée. à force d’insistance, de subversion du vocabulaire, de mauvaise foi répétée et non contredite, de prophéties autoréalisatrices, il a été rendu extrêmement difficile de penser en dehors des schémas et des logiques libérales. Les détracteurs mêmes du libéralisme sont pris de tremblements dès qu’il s’agit de penser le monde.
Voici : pour changer le monde, nous devons pouvoir penser le changement, et pour penser le changement de façon globale et cohérente, nous devons sortir complètement de la vision libérale du monde.
La manière dont l’activité humaine de production est actuellement étudiée nous renseigne, un peu, sur les désirs des riches, leurs stratégies et comment ils entendent les mettre en œuvre. Elle est faite pour compter la richesse et la pauvreté, ce qui la rend à mon sens impuissante à imaginer des solutions qui soient en dehors de ces termes.
Pour le libéralisme, la valeur marchande, c’est-à-dire la capacité des choses à se transformer en argent, est la seule et unique norme. Tout doit être traduit dans son langage. Le progrès social ne se justifie que s’il rentre dans ce moule ; la transition écologique se pense dans cette seule logique. C’est cette valeur d’échange qu’il est urgent de la dynamiter.
Je pense que nous devons bâtir un point de vue complet, un modèle cohérent de vision du monde dont le volet économique serait entièrement fondé sur la valeur d’usage des objets et des activités, sur la balance entre leur utilité et leur coût social et environnemental.
Comprenez-moi : il ne s’agit en aucun cas d’élaborer un fonctionnement alternatif de l’économie, une autre société (cela, nous avons, et c’est le socialisme libertaire). Je suggère bien de créer des normes et outils d’évaluation qui nous permettent de comprendre le présent, l’économie de marché, les services publics, la finance, en fonction de notre intérêt et non plus en fonction de celui des possédants. Regarder la même chose avec d’autres yeux.
Je m’empresse de préciser que, ce terrain étant une friche depuis des décennies, sinon depuis toujours, il est illusoire d’attendre le moindre résultat cohérent avant un temps assez long. La marchandise et sa valeur ont été l’objet de l’intérêt passionné de tous (à commencer par Marx), elles sont étudiées sous toutes leurs coutures et disposent du monde entier comme terrain d’expérience, et nous ne les connaissons finalement pas si bien. Nous partons de très loin…
Une telle économie nous permettrait de répondre aux questions actuelles autrement que selon notre sensibilité immédiate, ou le soupçon que nous avons du mal qui nous guette. Nous pourrions aussi grâce à elle  anticiper les besoins d’une société libre, formuler dans la langue du futur les questions du futur. Plus largement partagée, elle offrirait un cadre à tous ceux qui, sans être anarchistes, désirent sortir du capitalisme. Un cadre que nous aurions bâti, et que nous pourrions partager.