Fin de partie : Saint-Nazaire perd sa voix (au chapitre)

mis en ligne le 20 septembre 2012
1681VoixChapitreIl y a deux ans, lorsque nous fêtions les seize ans d’existence de la librairie Voix au chapitre, j’écrivais : « Seize ans sur la corde raide ; à se perdre en calculs de trésorerie : est-ce que j’ai les moyens de commander ça ? Est-ce que je peux offrir à cet écrivain plus que deux rondelles de saucisson ? Est-ce que je peux me payer plus qu’un demi-smic ? (Non !) Seize ans à négocier des reports d’échéances, à essayer d’empêcher que le compte soit bloqué, à supplier les chefs comptables des fournisseurs, implorer les banquiers, peiner à rembourser, etc. Seize ans de nuits et de week-ends le nez dans la compta, le courrier, les litiges, les commandes. Seize ans sans presque de vacances mais à se faire engueuler quand on en prend une semaine : “J’suis passé, t’étais encore fermé !” Seize ans à essayer de faire le tri dans les milliers de titres paraissant chaque année, à pester contre les erreurs de commande, les retards de livraisons, les colis abîmés, perdus, etc. Seize ans à se coltiner du carton, faire des vitrines, réparer le chauffe-eau et les prises électriques, s’irriter contre le fax et internet et “Toutes les lignes de votre correspondant sont occupées”, les “Je vous rappelle” qui ne rappellent jamais. […] Seize ans à courir pour ouvrir à l’heure et à avoir la patience de fermer après l’heure. Seize ans à se demander si c’est cette année qu’on va devoir mettre la clé sous la porte. »
Eh bien, aujourd’hui, alors que la librairie allait rentrer dans sa dix-neuvième année, on le sait : c’est cette année qu’on va devoir mettre la clé sous la porte. Aux divers problèmes du quotidien, énumérés ci-dessus, et qui disent bien, je crois, les difficultés de ce métier, se sont ajoutés d’autres obstacles : importante baisse de fréquentation de la librairie, concurrence croissante des ventes « en ligne », travaux compliquant l’accès au centre-ville, taux de TVA augmenté, augmentation constante des charges.
La librairie n’a plus de difficultés de trésorerie : elle n’a plus de trésorerie du tout et se trouve dans l’impossibilité de payer ses fournisseurs, ses charges sociales, ses impôts, ses agios bancaires, le salaire (pourtant fort maigre) de son gérant. Tous les principaux fournisseurs ont bloqué ses comptes. Elle ne peut donc plus commander de livres. Son fonds s’amenuise, les trous dans les rayons augmentent et accentuent le sentiment dans la clientèle qu’« il n’y a pas grand-chose dans cette librairie ». Elle ne peut plus commander de nouveautés et les présenter à ses clients. C’est la guillotine.
Appeler au secours une fois de plus ? Il est vrai qu’à chaque fois un bon nombre d’amis de la librairie ont sympathiquement versé au pot pour l’aider à ne pas mourir. Ça a fait chaud au cœur et redonné de l’énergie pour continuer. Mais ça n’a servi qu’à faire reculer la menace, pas à solutionner le problème. Mettre une fois de plus cette librairie sous perfusion, je ne le veux pas. Je n’ai plus le courage de la tenir à bout de bras au prix d’une usure croissante de mes nerfs et de ma passion.
Mon seul, dernier, espoir, serait que quelqu’un veuille poursuivre l’aventure, reprendre le flambeau, pour que cet outil créé et développé par dix-huit ans de travail obstiné ne meure pas. J’avoue que c’est un espoir fort mince, diverses tentatives dans ce sens n’ayant pas donné de résultat.
Malgré de nombreux beaux discours officiels sur l’« importance de soutenir la librairie indépendante », garante de créativité culturelle, de convivialité et de liberté, chaque jour, des librairies ferment, avec le sentiment que ce qui domine réellement dans les hautes sphères du « monde du livre » c’est l’indifférence à leur sort, et, dans le public, une résignation à cette « fatalité ».
« Seulement lorsque la dernière rivière sera asséchée et le dernier arbre mort, vous vous apercevrez que l’argent ne peut se manger », disait autrefois un chef indien très lucide. Seulement lorsque toutes les librairies indépendantes seront mortes, entraînant dans leur chute la plupart des éditeurs et des auteurs, s’apercevra-t-on, peut-être, de ce à quoi elles servaient.
Voix au chapitre n’a été qu’une barque, puis un radeau, contre de trop hautes vagues, trop puissantes, trop « méchantes ». Elle coule. De profundis.

Gérard Lambert-Ullmann