Lettre ouverte au militant qui ne doute pas (VII)

mis en ligne le 3 mai 2012
« Ne pas voter c’est voter Sarkozy », m’a dit mon militant Front de gauche. Dans son regard, transparaît la « Conscience », la « Conscience de classe », la « bonne Conscience », celle qui fait trouver « inconscient » celle ou celui qui ne fonctionne pas sur les mêmes schémas. Avec ce ton hautain qui infantilise, estimant, du genre « ado attardé », celui qui s’abstiendrait, incapable de prendre ses responsabilités. Aujourd’hui, à la veille du second tour, sa répartie signifie : « Ne pas voter Hollande, c’est voter Sarkozy. »
Je n’ai jamais voté socialiste. Pourtant, jusqu’en 1974, je faisais campagne pour Mitterrand. À l’époque, tout était simple pour moi : la gauche, c’était les pauvres, les ouvriers, les exploités et le tiers-monde. La droite, c’était les patrons et les dictateurs. Le monde était simple, j’étais en CM2.
Le choc fut rude lorsque je compris, lors de mes premières manifs antinucléaires, dès l’année suivante, que le maire qui avait accepté l’implantation de six réacteurs sur la commune à 20 km de la mienne était socialiste ! J’entrai dans la complexité. La fréquentation des milieux écolos me rendit critique sur les modèles productivistes défendus par tous les grands partis, de gauche comme de droite. Aux réunions du groupe non violent local, je découvris leurs vues trop souvent communes des faits et méfaits de l’armée française, leurs soutiens aux guerres coloniales malgré la façon qu’ils ont de triturer l’Histoire pour se dédouaner a posteriori.
Mon passage chez les trotskistes m’enseigna les trahisons multiples des sociaux-démocrates, à commencer par le vote des crédits de guerre en 1914, et des ministres lors de « l’union sacrée ». Aussi, le passé ambigu de leur présidentiable Mitterrand, tant et si bien qu’en 1981, j’avais déjà mûri. Militant de gauche, mais pour rien au monde j’aurai mis un bulletin Mitterrand dans l’urne. Et le 10 mai au soir, je contemplais, désabusé, les drapeaux rouges qui s’agitaient dans la liesse. De toute façon, je n’aurai pas pu voter, je n’avais pas encore 18 ans…
Et pendant quelques décennies, à ceux qui me prenaient de haut quand je leur disais ne pas voter PS, je leur racontais ma petite histoire avec pour conclusion : « Voter PS ? Neuf ans d’âge politique ! » Voter PS, c’est Alzheimer !
C’est l’amnésie ? C’est l’amnistie ? Je dois tout oublier : leur gestion du système capitaliste, en France, à l’échelle européenne, leur hypocrisie, leurs renoncements, leurs trahisons ? Je dois oublier mon ex-maire à la tête de la commission pour la privatisation de France Télécom ? Le même qui, au nom de la démocratie locale, des conseils de quartiers, verrouilla sa ville comme jamais son prédécesseur de droite ne l’avait fait ? Et qui, au passage, licencia ou écarta tous ceux (de gauche) qui n’étaient pas sur sa ligne. Et des comme lui, on en compte des centaines ! Je n’oublie rien, je ne pardonne rien, je ne considère pas les états-majors « de gauche » comme mes alliés.
« Hollande élu, notre situation s’arrangera ? En tous les cas, ce ne peut pas être pire qu’avec la droite ? » Illusions, je pense. Certes, des illusions peuvent naître de grandes choses, des illusions ont fait surgir des mouvements qui révolutionnèrent le monde. On peut faire ce pari et miser sur une remontée des luttes, sur le besoin urgent qu’ont beaucoup d’améliorer leur situation, sur l’envie de reprendre ce qui nous a été volé. Mais Hollande, ce peut être pire que la droite. Parce que ne pas affronter et renverser la finance, la spéculation, le capitalisme, c’est s’y soumettre. Et dans ce paysage politique aussi simpliste que dans le cerveau d’un enfant de 9 ans, les désillusions que provoquera la politique du Parti socialiste, l’austérité à venir « imposée par les marchés » risquent d’éloigner encore plus de gens de « la gauche ». Le Pen est en embuscade. Le balancier irait encore plus à droite. Et face à cela, quelle mobilisation ? Quelle alternative ? Quelles forces ?
Hollande élu, cela accélérera l’Histoire. Une course s’engage et nous devons y participer. Mais il nous faut dès maintenant, pour ne pas répéter le scénario d’années très sombres, anticiper et miser sur ce que nous sommes les seuls à développer: la capacité des gens à s’organiser, à autogérer les affaires publiques, à renoncer aux dirigeants pour se diriger collectivement par eux-mêmes. Nous sommes en retard et ferions bien de ne pas trop nous regarder le nombril dans les mois et années qui viennent. Voter Hollande ? Ma main droite tient le bulletin au-dessus de l’urne et ma main gauche la retient. Je doute.