Imposture d’une plaque à côté de la plaque

mis en ligne le 26 avril 2012
Tout a commencé à Cahors 1 le 10 septembre 2011 par l’initiative, louable pourquoi pas, de la mairie de ladite ville, de rendre hommage aux Espagnols qui ont réussi à fuir l’Espagne républicaine « reconquise » par le caudillo Franco – car il était bien question d’une croisade – et ont rejoint la résistance française à l’occupation allemande. Ils ne sont pas rancuniers, ils offrent leur expérience de combattants aux démocraties qui les ont abandonnés au moment le plus sensible de la guerre contre le fascisme. Ils ont considéré que, face à l’immonde projet nazi, il fallait reprendre les armes malgré tout. Cela valait bien une plaque. « Place des républicains espagnols ».
Mais voilà. Une seconde plaque, sous la précédente, apparut par la même occasion. « En hommage aux guérilleros espagnols-FFI et autres combattants de la liberté morts pour la France ». Un enfant des « autres combattants » avait fait le voyage, puisque cette région est celle de son enfance de fils de l’exil libertaire. À la différence de la plupart des présents, il sait que l’appellation « guérilleros espagnols » a été forgée par le PCE en mai 1944, qu’elle dissimule un épisode d’un cynisme et d’une brutalité inouïs, dans la continuité de la politique communiste pendant la guerre et la révolution espagnoles. À la Libération, comme en Espagne auparavant, les staliniens (il ne faut pas oublier que la patrie du socialisme est alors incarnée par le « petit père des peuples », Staline, et que ses affidés sont distribués sur tous les fronts) du PCE-Psuc se livrent à leur habituelle sale guerre politique et propagandiste contre les autres forces du front républicain, pour apparaître comme la composante principale autour de laquelle s’est organisée la résistance au franquisme et la lutte contre l’occupant allemand. Le mensonge historique refaisait surface.
On ne va pas revenir ici sur l’épisode critique des « journées de mai 1937 » à Barcelone surtout ; on connaît l’ampleur des disparitions, des liquidations de militants anarchistes, poumistes et socialistes, l’ignoble bassesse des mensonges, des calomnies, du mépris qui les ont accompagnés. Mais que sait-on des disparitions, des liquidations qui se sont produites dans le milieu de l’exil espagnol en France, à la Libération, entre 1944 et 1945 et dont il a été établi qu’elles furent de la responsabilité des « guérilleros » espagnols, qui avaient « trouvé le moment favorable pour se défaire de tous les éléments qui ne semblaient pas assez sûrs [opposés résolument à la politique des partis et organisations communistes] 2 ».
Ainsi, derrière cette plaque, si l’on peut dire, se dissimulent la réaffirmation d’une contre-vérité historique, l’impasse sur une cynique brutalité organisée au nom d’une volonté hégémonique dictée par les objectifs du stalinisme. Mais ce qu’elle dévoile aussi, c’est que les héritiers, si rares soient-ils, n’ont rien perdu de leurs funestes habitudes. Une plaque, n’est-elle pas un excellent moyen de façonner la « mémoire », surtout à une époque où le « devoir de mémoire » est devenu une sorte de consigne généralisée ? Avec son cortège d’omissions, de falsifications, de confusion ?
Le collectif « Les autres » s’est saisi de cette « imposture » et la met à nue. Il a rassemblé et analysé de nombreux documents, ouvrages ou études 3 qui traitent de cette période : la création de la Une (Union nationale espagnole) en 1942, sous contrôle strict des communistes et qui prétend intégrer tous les combattants antifascistes, de gré ou de force, la conjoncture politique française à la Libération et ses conséquences dans le jeu politique de l’exil, qui permet un temps au PCF, et donc au PCE sous totale influence, de mener une politique brutale d’intimidation et d’élimination, les méandres de cette même politique et son échec que manifeste l’isolement grandissant de ce parti au sein de l’exil, sans oublier le « démontage » de cette dramatique mise en scène qu’a constitué l’expédition du Val d’Aran (octobre 1944), échec militaire mais réussite de la « propagande héroïque » ; et, au-delà de la manœuvre politique, les multiples assassinats souvent camouflés, les disparitions perpétrées par ces « guérilleros » de la Une dès juillet 1944 jusqu’au moins au début de 1945, dans le Midi, les réactions fermes des autres courants dont le MLE (Mouvement libertaire espagnol), majoritaire.
Cette « histoire d’imposture » contient aussi plusieurs témoignages « des réfugiés espagnols dans la Résistance et dans leur vie quotidienne en France » ainsi que la liste et les commentaires des signataires d’une pétition lancée par les auteurs pour dénoncer cette usurpation historique. Deux ensembles de documents d’un très vif intérêt humain. Bref, cet ouvrage est bien à mettre dans toutes les mains dès lors qu’on veut comprendre la production et le fonctionnement du mensonge historique et mémoriel, ici par le stalinisme, du recours à l’assassinat comme un des moyens d’imposer ce mensonge, mais aussi de mesurer combien il en coûte de tenter de rétablir la vérité.

Silfax







1. Une histoire d’imposture. Les habits neufs du stalinisme, Collectif « Les autres », RedHic éd., 2012.
2. Jordi Arquer, membre du Poum, cité dans l’ouvrage.
3. Il faut souligner le riche et scrupuleux travail de l’historien David Wingeate Pike, largement cité, et son ouvrage, Jours de gloire jours de honte. Le Parti communiste d’Espagne en France depuis son arrivée en 1939 jusqu’à son départ en 1950, CDU-Sedes, 1984.