Formation professionnelle : les 40 ans de la loi de 1971

mis en ligne le 12 avril 2012
En 2011, on a « cérémonisé », avec quelques tambours et trompettes, entre professionnels et syndicalistes, le vote de la loi de 1971 sur la formation professionnelle. Tous ou presque étaient satisfaits des évolutions paritaires des textes réglementant la formation des salariés dans les entreprises du secteur privé. Et pourtant, après quarante ans, de nombreux reculs sociaux peuvent être constatés.
Contrairement à beaucoup d’autres, je considère qu’il y a un « regrès » et non un progrès – pour reprendre un terme d’Élisée Reclus –, c’est-à-dire un recul en matière d’éducation permanente, d’où une lecture en creux des évolutions de la formation durant ces dernières quarante années. Dans ce domaine, comme dans bien d’autres, il conviendrait, à mon sens, de réenchanter l’éducation permanente et populaire, voire même de se la réapproprier.

Petite chronologie d’une défaite annoncée
Pour reprendre le titre d’un article du Monde d’il y a quelques années, on a assisté, petit à petit, à la deuxième mort de Condorcet. Et le syndicaliste de la gestion sociale a sans doute une responsabilité dans cet état de fait. En 1959, la loi dite « Debré » sur la promotion sociale s’inscrivait dans la lignée du Conseil national de la résistance (CNR) et s’inspirait des valeurs du catholicisme social, en d’autres termes de l’association capital-travail. Elle visait à servir les impératifs économiques de la reconstruction et, surtout, à satisfaire les besoins en main-d’œuvre qualifiée tout en tentant d’affaiblir la lutte des classes dans le cadre des toutes relatives « Trente Glorieuses ». Ce fut, il faut en convenir, une vraie réussite qui permit de mettre en route l’ascenseur social, de constituer la fameuse classe moyenne du compromis fordiste et d’œuvrer à la pacification du climat social (à l’époque très tendu). Aujourd’hui, cet ascenseur est en panne, voire est programmé à la descente, mais c’est une autre histoire.
En 1968, suite aux événements bien connus, fut dressé le Constat de Grenelle qui initia la négociation sur la formation professionnelle continue. Ce qui aboutit à un accord interprofessionnel (Ani) en 1970 et au vote de la loi de 1971 qui prit la suite des lois de janvier 1966 et décembre 1968 qui la préfiguraient. Lois antérieures qui tendent à minimiser d’ailleurs le mythe de Mai 68 sur l’origine de la formation continue professionnelle. Cette loi de 1971, dite « Delors », est le résultat d’un compromis, d’un rapport de force. L’éducation permanente y est considérée à la fois comme productrice d’une main-d’œuvre plus qualifiée – ce qui satisfait le CNPF (Medef aujourd’hui) – et productrice d’émancipation – ce qui satisfait les syndicalistes de tradition anarcho-syndicaliste ou réformiste. Il est décidé que 0,8 % de la masse salariale brute sera consacré au financement de la formation, 2 % prévus pour 1976. Nous en sommes loin (1,6 %). Cette loi fut néanmoins une réelle avancée sociale : il était devenu possible de se former sur le temps de travail avec le maintien de la rémunération, même si elle entraîna une réduction des initiatives en termes d’éducation populaire et de cours du soir. Loi généreuse dite de « la deuxième chance » qui, de facto, sera davantage saisie par ceux et celles qui avaient déjà bénéficié de la première. La « crise » économique des années soixante-dix brisera ce lien affirmé, au moins symboliquement, entre formation continue et promotion des individus. Dès lors, la formation continue fut instrumentalisée : lutte contre le chômage des jeunes et des « adultes », modernisation de l’appareil de production, adaptation aux nouvelles technologies, management, etc. La formation devint synonyme de maintien dans l’emploi dans le meilleur des cas, tendance encore renforcée à ce jour, et non plus gage de promotion ou d’émancipation.
En 1984 fut votée une nouvelle loi. Malgré un ministre de la Formation professionnelle issu du Parti communiste, Rigout, les comités d’entreprises (CE) n’obtinrent pas le droit de veto sur le plan de la formation, mais quelques-unes de leurs prérogatives furent, malgré tout, étendues et le congé individuel de formation (Cif) se vit doter de modalité de financement, devenant ainsi une réalité tangible et utilisable par les salariés. Mais ce Cif connut très vite une dérive. Il fut de moins en moins libre d’usage car préempté et passé sous un contrôle paritaire qui orienta et limita les choix de formation des individus vers l’emploi, vers la qualification, vers la certification, etc., considérant probablement les individus incapables de gérer eux-mêmes ce droit au congé.
L’année 1991 fut une année fatale, la suite du régrès avec l’invention du capital temps formation (disparu en 2004) qui ouvrait, en contrepartie, la possibilité, sous conditions, de la formation hors temps de travail. Le ver est dans le fruit et la CFDT n’y fut pas pour rien. Il se développa alors le « concept » de co-investissement dont le retour est supposé équilibré, le début d’un mythe toujours inabouti du gagnant-gagnant. Malgré la belle loi « promotionnelle » de 2002 sur la validation des acquis de l’expérience (VAE) qui conduit à la reconnaissance de savoirs acquis et produits par l’expérience de chacun en dehors de tout dispositif académique et formel, le régrès allait se poursuivre avec l’accord de toutes les organisations syndicales « représentatives » de salariés qui signèrent un nouvel Ani avec le patronat. En 2004, ce fut l’année terrible (V. Hugo), avec la disparition de la notion d’éducation permanente (l’article 1 de la loi de 1971 disparaît). La formation est recentrée exclusivement sur l’emploi et l’entreprise : le droit à la formation devient un droit à la professionnalisation où chacun est supposé participer à la gestion et au maintien de sa compétence. L’intitulé de la loi est en ce sens limpide : formation professionnelle tout au long de la vie, hors de cela point de salut. Contrairement à 1959 et à 1968 : tout pour le capital, rien pour le travail. Les organisations syndicales sauvent le Cif mais capitulent et, dans certaines conditions, la formation pourra se faire hors temps de travail (Dif). Le Dif est un pseudo-droit individuel sous tutelle de l’employeur et bâti sur la convergence d’intérêts supposés entre le travail et le capital. « Droit » fondé sur le mythe de la coproduction et de la coresponsabilité des parcours professionnels et des compétences et/ou des qualifications, négocié entre patrons et salariés. Dif souvent détourné, depuis, en faveur du très régalien plan de formation des entreprises.
En 2009 naît un nouveau mythe, celui de la sécurisation des parcours professionnels au moment où « l’insécurité sociale » dénoncée par Robert Castel et, a fortiori, l’insécurité des parcours professionnels sont à l’ordre du jour pour beaucoup. Un point positif toutefois, la création du fonds paritaire de sécurisation des parcours professionnels (FPSPP) qui ouvre théoriquement plus d’accès à la formation pour les chômeurs et les moins qualifiés, mais dont le bilan reste à faire, d’autant qu’il connaît d’ores et déjà des difficultés importantes. Régrès toujours, le Cif devient accessible en dehors du temps de travail, ce qui constitue une nouvelle brèche dans le contrat « social » de 1968 de la formation sur le temps travaillé. Quant à l’État, il renforce son contrôle sur la gestion et les missions des organismes paritaires collecteurs agréés (Opca) – mis en demeure de fusionner – et sur les politiques de formation des régions. Régions qui, la plupart du temps, centrent elles aussi leur politique de formation sur l’emploi et ne développent que très rarement des politiques d’éducation permanente et/ou populaire. Processus de contagion du travail et de l’emploi qui fut très vite engagé suite au vote des lois de décentralisation de 1982 et suivantes.

Un bilan globalement négatif
Depuis 1971, pour les salariés et les demandeurs d’emploi, surtout les moins qualifiés, le bilan est globalement négatif du fait d’une information et d’une orientation en matière de formation toujours difficiles malgré la mise en place de divers portails électroniques. Un dispositif juridique en forme de mille-feuilles toujours plus épais et toujours plus complexe malgré de nombreuses promesses de simplification, en réalité un maquis toujours plus impénétrable. Des inégalités d’accès à la formation enkysté depuis quarante ans pour les salariés des PME, les ouvriers et les employés les moins qualifiés, les adultes en situation d’illettrisme… Des bénéficiaires certes plus nombreux en quarante ans, mais une durée moyenne des formations en baisse très sensible (diminution du nombre d’heures par an par stagiaire), la formation est de plus en plus synonyme, non pas de développement, mais d’adaptation au poste de travail et/ou à l’emploi. En conséquence, on constate le retour à des pédagogies magistrales dites « frontales », souvent contre-productives en termes d’apprentissage. Et, toujours, un nombre de Cif très insuffisants par rapport aux besoins (30 000 par an environ pour les CDI), un million en vingt-cinq ans pour dix-sept millions d’actifs du privé, de fait, quatre cent vingt-cinq ans d’attente pour que chaque actif y ait accès. Enfin, des formations en direction des jeunes et des demandeurs d’emploi passées du conjoncturel au structurel, cela sans toujours beaucoup d’efficacité et de qualité compte tenu des moyens mobilisés et, de plus, marquées par la précarité des personnels et des organismes de formation.

Conclusion
Selon moi, en quarante ans, l’ensemble des lois a favorisé une dégradation de la philosophie et des valeurs de l’éducation permanente au profit de l’instrumentalisation d’une formation marchandisée et d’un utilitarisme court-termiste aux services des employeurs. En quarante ans, nous sommes passés d’une loi visionnaire en 1971, comme en 1959, malgré leurs imperfections et une visée idéologique suspecte, à des lois gestionnaires en 2004 et 2009. Nous sommes passés d’un concept émancipateur, celui de l’éducation permanente, à une injonction autoritaire implicite, celle de la formation professionnelle tout au long de la vie, formation à défaut de laquelle le parcours social des individus pourrait être encore plus lourdement menacé. À l’analyse des faits et des tendances, je pense qu’il faut refonder, réenchanter, se réapproprier l’éducation des adultes et l’éducation populaire, en songeant d’abord à la société que nous appelons de nos vœux, puis en estimant la contribution possible de l’éducation dans le projet et ne songer à la loi, au droit – en bref, à la tuyauterie – que dans un second temps.