Lettre ouverte au militant qui ne doute pas (III)

mis en ligne le 5 avril 2012
Ce militant, c’est celui qui a refusé de prendre et de lire un exemplaire du Monde libertaire que je lui tendais car je ne voterai pas pour son candidat. J’ai précédemment dénoncé, dans ces colonnes, la peste sectaire et le manque d’intégrité d’élus ou de militants qui, dénonçant les privilèges du capitalisme, ne sont pas les derniers à s’en approprier de nouveaux. Comme dans la fable d’Orwell, La Ferme des animaux, certains sont plus égaux que d’autres…
Un des arguments de mon interlocuteur était : « Je ne crois plus au grand soir. Le rapport de forces se crée dans la rue, dans les luttes et dans les urnes. » C’est à la fois un des arguments les plus répétés, un des plus ancrés dans la pensée politique « de gauche », un des plus ambigus aussi. Cela dit, il intéresse au plus haut point tous ceux qui se targuent de vouloir changer la société, même lorsqu’ils semblent avoir réglé son compte au dilemme plus que centenaire de « réformisme ou révolution ».
Ce discours a pour origine les « programme minimum et programme maximum ». Les partis sociaux-démocrates de la fin du xixe et début xxe siècles, qui se proclamaient pour la révolution (le « programme maximum »), participaient à la vie démocratique (ce fut un combat pour y arriver), luttaient pour des acquis sociaux  – journée de huit heures, droit de grève et de syndicat, etc. – qui constituaient le « programme minimum ». On ne renvoyait pas la résolution de tous les problèmes à l’avenir d’une société socialiste, mais on luttait au quotidien pour améliorer les conditions de vie et le rapport de force du monde du Travail contre le Capital. La dérive de ces partis, qui votèrent, entre autres, les crédits de la guerre de 1914-1918, eurent des ministres dans des gouvernements d’union nationale, provoqua la scission communiste (bolcheviks, spartakistes en Allemagne) à partir de 1917. Les socialistes devinrent les « réformistes », opposés aux « révolutionnaires communistes »… Qui, dès les années vingt, assassinèrent les révolutionnaires non communistes en URSS, puis les révolutionnaires au sein de leur propre parti, puis les révolutions d’Allemagne, de Chine, d’Espagne, etc. La trahison stalinienne, au nom de la IIIe Internationale entraîna les partis communistes au massacre (Chine 1925-1927), dans des politiques suicidaires (Allemagne des années trente) ou des compromissions gouvernementales (France 1945-1947).
La confusion qu’entretiennent des slogans tels que : « Prenez le pouvoir », « Reprenons la Bastille », « L’insurrection civique » est le produit direct de cette histoire : s’agit-il, dans le cadre de l’élection présidentielle, de préparer psychologiquement à l’étape ultérieure – la révolution – ou, au contraire, de canaliser le sentiment insurrectionnel dans les urnes ? Les slogans sont du Front de gauche, mais le discours est commun à toute la gauche révolutionnaire ou communiste qui se présente aux élections : monter à la tribune parlementaire pour faire entendre ses arguments, entrer dans les institutions pour y dénoncer le système, pour peser sur la vie politique par le vote des lois, la gestion des régions ou des municipalités.
Plus d’un siècle après la théorisation de cette politique, où en sommes-nous ? Certes, des acquis peuvent être obtenus grâce à la présence d’élus, mais le XXe siècle et ces dernières années nous ont montré aussi qu’ils pouvaient être bien éphémères, tributaires qu’ils sont d’un changement de majorité. Surtout, quel est le poids réel de ces politiques ? Quels changements essentiels ont-elles apportés ? La société avance-t-elle ainsi ? D’avance, je sais que certains me parleront des congés payés en 1936, ou de la suppression de la peine de mort, des lois Auroux en 1982, etc. Mais, raisonnablement, ces changements peuvent-ils se mesurer à la crise de 1929, à la Seconde Guerre mondiale, à la société de consommation ou à la révolution informatique ? Et, depuis trente ans, en quoi nos élus ont-ils été efficaces contre les délocalisations, contre l’empoisonnement généralisé de notre environnement, contre le gaspillage apocalyptique des ressources, contre la finance et la spéculation ?
Sur quoi pèsent-ils d’essentiel ? Ils parlent tous de changer notre vie, mais force est de constater que, globalement, ils ne font souvent qu’accompagner des changements qui les dépassent. (À suivre.)