Le voleur de crimes

mis en ligne le 22 mars 2012
Pourquoi s’intéresser à ce qui a pu se passer entre le 5 juillet 1964 et le 3 octobre 2005 ? Soit une période de quarante et un ans et presque trois mois… Tout simplement parce que la justice française s’est crue autorisée à pouvoir maintenir en prison un homme condamné à la réclusion criminelle à perpétuité mais dont elle n’est pas certaine que celui-ci soit bien l’auteur du crime pour lequel il a été condamné.
Est-ce à dire qu’en France, pays des droits de l’homme et surtout donneur de leçons urbi et orbi, on peut, judiciairement parlant, déconner à pleins tubes ? Malheureusement, la réponse à cette question est… oui.
L’affaire Lucien Léger en est l’exemple le plus probant. Ce constat affligeant fait l’objet d’un ouvrage remarquable coécrit par Jean-Louis Ivani et Stéphane Troplain. La démonstration est édifiante. On peut même penser que sans les interdictions faites aux auteurs pour accéder à certaines archives, celle-ci aurait été implacable.
Entrer dans ce livre, c’est comme s’aventurer dans le marécage putride de certaines enquêtes judiciaires. En France, mais aussi un peu partout, quand un crime est commis on cherche son auteur. Quand on n’arrive pas à le trouver, on change de registre. En effet, c’est à ce moment que les services enquêteurs se mettent en chasse d’un « coupable » présentable. Tous les moyens sont bons pour y arriver. Le zèle ou l’aveuglement du juge d’instruction chargé de superviser tout cela est évidemment un plus.
Pourquoi aller s’emmerder à instruire à décharge quand une bonne instruction à charge va recueillir l’assentiment de presque toutes les parties prenantes ? Et dans ces cas-là, soyez sûrs que la machine infernale qu’est l’institution judiciaire pourra compter sur ces bouffons des temps modernes que sont les experts psychiatres. Ces messieurs-dames n’auraient-ils pas d’avis ? Bon prince, la justice française va leur permettre d’accéder à l’entier dossier pénal du « coupable » présentable avant d’aller l’entendre. De quoi leur forger un avis qui aille dans le sens du poil. Le torchon qu’ils rendront, autrement appelé « conclusions », viendra conforter le magistrat, sourd et aveugle, à la manœuvre.
Notons en passant une curiosité française…
Alors que tout témoin appelé à venir témoigner à la barre d’une cour d’assises est tenu de prêter serment, c’est-à-dire de « dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité », figurez-vous, cher ami lecteur, que les experts psychiatres en sont dispensés. Bref, qu’ils peuvent venir dire n’importe quoi et son contraire. Ces savants Cosinus sont les fossoyeurs du système qui, bien souvent, se fourvoie en gobant toutes leurs conneries. Mais, me direz-vous, pourquoi en est-on arrivé là ? En France, on ne change pas un système « perdant-perdant », surtout quand il concerne l’institution judiciaire. Un certain nombre de malheureux, ayant le profil de « coupable » présentable, en ont fait les frais. Lucien Léger fit partie du lot. Et que dire du pouvoir politique qui eut à gérer son cas !
1981… Mitterrand est élu, avec Me Badinter à la Justice. La peine de mort est abolie. Une demande de grâce visant à commuer la réclusion criminelle à perpétuité de Lucien Léger en vingt ans de réclusion criminelle est présentée par Me Juramy, un avocat pénaliste très connu. Précisons que la peine de vingt ans démarre au moment de la décision rendue. Dans le cas Léger, il a déjà derrière lui dix-sept années d’incarcération et, en cas de grâce accordée, on lui en remet vingt au compteur. C’est donc loin d’être un « cadeau ». Eh bien, figurez-vous, cher ami lecteur, que Léger se vit refuser cette demande de grâce. C’est dire si, dans ce beau pays qu’est la France, il vaut mieux ne pas se retrouver dans la peau d’un « coupable » présentable. À moins d’avoir la révélation que, martyr, c’est devenu votre cause. On fait difficilement pire.
Maintenant, me direz-vous, on peut toujours déposer une demande de libération conditionnelle. Oui, mais dans le cas Léger, il aurait fallu qu’il fasse repentance : c’est-à-dire qu’il vienne faire son acte de contrition, c’est-à-dire qu’il vienne dire qu’il regrettait d’avoir commis ce qu’on lui reprochait. Seul bémol, mais de taille : il ne l’avait pas commis.
Alors, me direz-vous, qu’est-ce qu’il se passe, dans ce cas-là ? On se retrouve en effet face à un constat de carence. L’institution judiciaire ne peut pas admettre qu’un individu déclaré coupable par le système « perdant-perdant » puisse venir dire qu’il ne peut pas se repentir d’un crime qu’il n’a pas commis et pour lequel il a été condamné. Résultat des courses : libérations conditionnelles refusées et vogue la galère.
Tous les Tartuffes qui se sont succédé place Vendôme n’ont toujours pas compris que le système pénal était à bout de souffle. On attend, en vain, celui ou celle qui sera capable de nettoyer les écuries d’Augias que sont ces postes clefs occupés par les hauts fonctionnaires en charge du domaine des libertés publiques. Ces gens-là sont totalement déconnectés des réalités et leur pouvoir de nuisance est phénoménal.
La lecture du Voleur de crimes, ce n’est pas seulement prendre connaissance d’un essai brillant sur un cas d’école, c’est aussi réfléchir intensément sur le monde qui nous entoure et surtout se demander ce que l’on peut faire, individuellement ou collectivement, pour que cela change.
Bonne lecture à tous.

Philippe de Mérignac