Le poète de la Commune

mis en ligne le 15 mars 2012
S’il n’avait été que l’auteur de L’Internationale, Eugène Pottier mériterait déjà une grande place dans nos mémoires. Mais il fut, à la vérité, un admirable porte-parole du prolétariat français. Combattant de 1848 et de la Commune, ce n’est pas le hasard, c’est une logique sociale d’une rare justesse qui fit de lui le créateur de l’hymne ouvrier.
J’ai là ses Chants révolutionnaires 1, que l’on vient de rééditer (l’excellente idée !) et je vous assure qu’aux jours anniversaires de la Commune, pendant la guerre civile d’Espagne, ils ont, ces chants, le plus bel accent de force et de fierté ouvrières. Je n’en connais pas d’autres, en langue française, qui aient cette allure ; ils me font penser aux chants des révolutionnaires russes…
Une lettre de Pottier à Lafargue raconte brièvement sa vie. « Né à Paris en 1816. À treize ans, je fus apprenti chez mon père établi rue Sainte-Anne… J’appris seul les règles de la versification dans une vieille grammaire de Restaud, découverte dans les moisissures d’une armoire condamnée… » Voici pour l’adolescence. Et voici pour l’homme : il est d’une telle discrétion qu’on en sourit : « Je ne fis jamais, à proprement parler, de politique militante, sauf en juin 1848 où je faillis être fusillé… » Élu, plus tard, à la Commune, « à l’entrée des Versaillais, après la prise de la mairie (du IIe arrondissement), je me repliai sur le XIe, où je passai les derniers jours de lutte avec Ferré, Lefrançais 2, Vaillant, Varlin et Delescluze. » En bonne compagnie, parmi les plus braves, Delescluze se fit tuer pour ne pas survivre à la défaite. Varlin et Ferré allaient être fusillés. Pottier réussit à s’échapper, gagna la Belgique. Et il put résumer, plus tard, sa vie en ces termes : « Manque perpétuel du pain et du temps. »
Et puis que les amateurs de pure littérature viennent nous dire que Théophile Gautier eut la rime plus riche, plus originale, plus… tout ce que vous voudrez ! Je ne sais pas si Pottier fut poète au sens conventionnel du mot, je suis sûr qu’il ne fut pas homme de lettres. Simplement, un ouvrier de Paris au temps des grandes batailles sociales ; un ouvrier qui, pour ses compagnons de lutte, trouva des strophes inoubliables. Claires, directes, martelées, si bien que l’on croirait entendre le pas d’une patrouille – en blouses – sur le pavé.

Devant toi, misère sauvage,
Devant toi, pesant esclavage,
L’insurgé
Se dresse, le fusil chargé !


Nul n’a mieux exprimé la douleur et la grandeur de la Commune. Et chaque vers de ses strophes rend aujourd’hui, en avril 1937, un son plein… Parcourrez une feuille réactionnaire à la page d’insultes consacrée aux marxistes et aux anarchistes d’Espagne puis relisez ceci :

Quels lâches, que ces meneurs,
Ils ont gagné la frontière.
C’étaient tous des souteneurs
Et des rôdeurs de barrière,
Des joueurs de vielle et des vidangeurs.
Que d’argent trouvé sur ces égorgeurs !
C’est vingt millions qu’emportaient Millière,
Enfin Delescluze était un forçat.
Fusillez-moi ça !
Fusillez-moi ça !
Pour l’amour de Dieu, fusillez-moi ça !


Rochefort a raison d’écrire :
« Après les massacres de 1871, le vieux combattant a senti la poudre et tout le sang répandu lui est remonté à la gorge. Ah ! les Versaillais peuvent être tranquilles. Leur mémoire ne périra pas. Ils ont trouvé leur Juvénal. »

Ici fut l’abattoir, le charnier ! Les victimes
Roulaient de ce mur d’angle à la grand’fosse en bas.
Les bouchers tassaient là tous nos morts anonymes,
Sans prévoir l’avenir que l’on n’enterre pas.
Pendant quinze ans, Paris, fidèle camarade,
Déposa sa couronne au champ des massacrés.
Qu’on élève une barricade
Pour monument aux Fédérés !
La satire de Pottier trouve des formules définitives d’une belle brutalité. Voici la guerre :
Souffleté, l’Évangile émigre,
Les apôtres s’en vont bernés,
Ô patrie ! un reste de tigre
Rugit dans tous les « cœurs bien nés » !
On chauffe à blanc votre colère,
Peuples sans solidarité,
Mis au régime cellulaire
De la nationalité.
L’obus déchire la nuit noire,
Le feu dévore la cité ;
Le sang est tiré… Viens le boire !
Toi, qu’on nomme l’Humanité !
Je voudrais tant citer que chaque ligne de commentaire me coûte…
A-t-elle vieilli l’étonnante chanson de Jean Misère :
Décharné, de haillons vêtu,
Fou de fièvre, au coin d’une impasse,
Jean Misère s’est abattu.
« Douleur, dit-il, n’es-tu pas lasse »
Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?
Malheur ! Ils nous font la leçon,
Ils prêchent l’ordre et la famille ;
Leur guerre a tué mon garçon,
Leur luxe a débauché ma fille !
Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?


Comme tous les vrais révolutionnaires, le poète, pourtant, ne désespérait point. Devant les tombes mêmes, il savait retrouver en lui-même la confiance des forts. Deux mois après la semaine sanglante, réfugié à Gravesend, il écrivait ces strophes-ci :

La mort a fait double saignée :
Guerre civile, invasion,
Toute la nature indignée
Doit se tordre en convulsions.
J’ai soif de sa haine robuste,
Soif d’un chaos diluvien.
Eh quoi ! toujours ton calme auguste…
Ô foret, tu ne sais donc rien ?
On a mitraillé les guenilles,
La misère étant un forfait…
Quoi, toujours empourprer les cimes…
Ô soleil, tu ne sais donc rien ?
Le bourgeois succède au Prussien.
Quoi, toujours ton brouillard de fée,
Lointain bleu, tu ne sais donc rien ?
Et se donnait, tout à coup, cette réponse à lui-même :
C’est naissance et non funérailles,
Répond la sombre humanité.
Ne vois-tu pas que mes entrailles
Vont enfanter l’égalité ?
Éponge le sang qui nous couvre,
L’enfant de ma chair, c’est le tien !
Quoi ! Douter ? Lorsque mon flanc s’ouvre,
Ô penseur, tu ne sais donc rien ?


Prenons congé, sur cet acte de foi, du poète et du communard. Il dit vrai puisqu’un demi-siècle plus tard, sa parole est parmi nous si vivante qu’elle pourrait être celle d’un marin de Cronstadt ou d’un milicien de la Guadalajara.

Victor Serge
1er au 2 mai 1937



1. L’ouvrage a paru en 1887 chez Dentu avec une préface d’Henri Rochefort. En 1966, les éditions François-Maspero publièrent les Œuvres complètes d’Eugène Pottier. [NdE]
2. Instituteur interdit d’enseignement et journaliste, Gustave Lefrançais (1826-1901) participa à la révolution de 1848 et se réfugia à Londres après le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte. Revenu à Paris en 1853, il s’opposa au Second Empire. Membre de la Commune de Paris, il combattit durant la semaine sanglante avant de se réfugier en Suisse où il participa à la création de la Fédération jurassienne et au congrès de l’Internationale anti-autoritaire à Saint-Imier qui réunissait les partisans de Michel Bakounine. Sans être explicitement anarchiste, il collabora aux journaux libertaires et aida Elisée Reclus pour sa Géographie universelle. On lui doit deux livres remarquables : Étude sur le mouvement communaliste à Paris, en 1871 (Neuchâtel, 1871) et Souvenirs d’un révolutionnaire (Bruxelles, 1902). [NdE]