Bouleversant, ce Jocelin

mis en ligne le 1 mars 2012
1662JocelinLorsque Jocelin exposa ses tableaux à la Halle Saint-Pierre à Paris en 2007, un visiteur nota sur le livre d’or : « C’est la laideur absolue » ; juste à côté, un autre rétorqua : « Oui, il y a de l’absolu dans cet art, et c’est ça qui est beau ! » « Bouleversant, ce Jocelin » écrit encore le grand Willem dans l’un de ses dessins récents. Une telle œuvre, vraiment singulière et authentique, ne laisse pas indifférent, comme on peut en faire l’expérience ces jours-ci, grâce à deux remarquables expositions, à Paris puis à La Frette-sur-Seine 1.
Jocelin s’est imposé comme l’un des maîtres du « graphzine » français, en publiant, à partir de 1983, près d’une trentaine d’ouvrages de dessins, la plupart auto-édités, imprimés à petit nombre en offset ou en photocopies. Le titre de l’ensemble – Amtramdram – est une belle trouvaille : il évoque le monde de l’enfance, le jeu des deux consonnes (disparition du « s », substitution du « d » au « g ») redoublant la naïveté tout en introduisant une inquiétante étrangeté. À la différence d’Elles sont de sortie de Pascal Doury et Bruno Richard, dont le génie venait en partie de la complémentarité, voire de l’antagonisme de ses deux créateurs, la force d’Amtramdram repose quant à elle presque entièrement sur les épaules du seul Jocelin (à l’exception des trois premiers numéros qui accueillirent Toffe et Gerbaud, Placid et Muzo, Lagautrière, Catherine « Croc » Dard, Doury, Ti5 ou Gary Panter). Chaque opus d’Amtramdram apparaît comme la trace d’une aventure graphique unique.
Né en 1959 à Curepipe, sur l’Île Maurice, Jocelin arrive en France en 1964. Tout ce qu’il sait faire, dit-il, il l’a appris à l’atelier « expression libre » du mercredi de la Maison d’enfants de Sèvres, école méthode Freinet accueillant des « cas sociaux », où il était interne de 1968 à 1975, avec ses frères – et Pascal Doury. Jocelin se souvient que les jeunes y vivaient, pour la plupart, repliés sur eux-mêmes, mais qu’on les laissait tranquilles… Il garde d’ailleurs un souvenir ému et respectueux de la directrice, Yvonne Hagnauer, et de son mari Roger (dits « Goéland » et « Pingouin »), grandes figures militantes qui nourrirent alors par leur exemple son jeune esprit libertaire.
L’aventure graphique commence symboliquement en 1979, lorsqu’il publie son premier dessin dans un numéro de Sandwich, le supplément de Libération. Depuis, il n’a jamais cessé de dessiner, malgré les contraintes d’un emploi alimentaire dans les années 1980 – il faut bien survivre avant de vivre bien – comme concepteur graphique dans des agences de publicité, qu’il finit par quitter pour se consacrer entièrement à une œuvre radicalement distincte de la triste esthétique publicitaire aseptisée qui endort les corps et les âmes pour mieux les manipuler. Depuis plus de vingt ans, il vit dans une tour du XIXe arrondissement où il travaille sans relâche en écoutant « à fond » Arno, Baschung, Brigitte Fontaine, Ferré, Zappa ou encore du punk, découvert à 18 ans en 1977 avec un concert de The Jam dans une cave à Londres. Malgré divers abus, sa « bonne étoile » l’a préservé de la saloperie qui sévissait par seringues interposées dans les années 1980, dont il est un « rescapé ».
« Expression libre » Y a-t-il meilleure formule pour qualifier le travail de Jocelin ? Qu’il peigne à l’acrylique, qu’il dessine, qu’il déchire et colle des papiers, qu’il sculpte, ou qu’il grave, c’est toujours la même énergie, hantée par Eros et Thanatos, qui est à l’œuvre et lui permet de s’élever à la hauteur de ses multiples inspirations : des morts surtout, la sculpture africaine, l’art singulier, les livres d’anatomie. Son esprit libertaire saute aux yeux – comme de la dynamite – dans ses « graphzines » et ses originaux, même si aucun message politique n’y est explicitement formulé. Il travaille par séries, accumule des toiles de différents formats, qui donnent à voir un monde brut, urbain, halluciné et hallucinant. Ce monde est celui des « Faux autoportraits », des « Animal box » (insectes volants ou rampants, oiseaux, serpents…), des « Beat box » (c’est-à-dire des cœurs), des « Rues » (où apparaissent des silhouettes, des figures), des « Vrais gens » (sculptures mobiles faites de bric et de broc, tubes, rouleaux, verre, fil de fer, métal, os, bois…), des « Mixed papers » (papiers déchirés et collés). Sans oublier ses innombrables carnets de dessins maculés d’une encre au noir corrosif comme celui du seul drapeau acceptable.
Autant d’exorcismes, où l’être vivant – humain ou animal – est souvent réduit à son squelette. Les corps et les cœurs désarticulés, suppliciés, crucifiés s’entrelacent ou se tordent et forment comme une grande danse macabre. Les couleurs flamboyantes, voire « criardes », des toiles exposées laissent transparaître l’inquiétude d’une sensibilité à fleur de peau. Mais toujours contrebalancée par un humour radical. Et noir, comme il se doit.

Xavier-Gilles





1. « Beat mix potatoes », du 18 au 26 février 2012, galerie Au tour du feu, 24, rue Durantin, 75 018 Paris ; puis « Mixed potatoes », du 3 au 18 mars 2012, espace Roger-Ikor, 55, quai de Seine, 95 530 La-Frette-sur-Seine.