L’esthétique et les anarchistes

mis en ligne le 23 février 2012
Comme on l’a subodoré dans un article précédent (voir Le Monde libertaire n° 1653), les théoriciens de l’anarchisme ont toujours considéré, pour aborder l’esthétique, la question de l’utilité sociale de l’art comme fondamentale. Mais, comme on l’a compris aussi, le problème pour nous est qu’ils ont consacré à l’art peu d’ouvrages spécifiques. C’est seulement en parcourant la totalité de leurs écrits, de leurs conférences, ou même de leurs conversations que l’on peut repérer, ici ou là, de véritables pépites philosophiques. Ainsi Proudhon (1809-1865), s’il évoque ses positions sur l’art dans plusieurs de ses très nombreux ouvrages, comme De la création de l’ordre dans l’humanité, attend-il les derniers mois de sa vie pour en préciser véritablement les principes, en leur consacrant enfin un livre entier. Et encore celui-ci sera-t-il publié à titre posthume, six mois après sa mort. L’histoire commence en 1863, sous le Second Empire. L’Académie des Beaux-Arts contrôle alors toute la vie artistique française, par l’attribution du Prix de Rome et la sélection ou non au Salon annuel, qui font et défont les carrières. Cette même année, sur les 5 000 œuvres présentées au jury, 3 000 sont rejetées. Pour apaiser l’intense frustration générée par ces rejets, Napoléon « le petit » crée par décret le Salon des Refusés. Avec sa grande toile Le Retour de la conférence, Gustave Courbet (1819-1877) va frapper très fort. Elle représente des curés repus, avinés et complètement hilares, dont l’un, le plus âgé, est carrément assis sur un âne. Le tableau n’est pas seulement refoulé par le jury du Salon officiel, il l’est également par celui du Salon des Refusés, au motif qu’il attente à la morale religieuse. Il est à noter qu’il sera d’ailleurs acheté par de « vertueux » catholiques pour être détruit, si bien qu’il ne nous en reste que des reproductions. Pas si mécontent de cette publicité gratuite, Courbet demande tout de même à son ami Proudhon d’écrire un article pour le défendre. Mais celui-ci va se prendre au jeu, et l’article devenir un livre, le fameux Du Principe de l’art et de sa destination sociale. Proudhon ne fait pas qu’y défendre Courbet, le prototype pour lui de l’artiste à la fois critique (ou social) et moderne, il avance des idées avant-gardistes en matière d’esthétique, et pose également les pierres de sa cité idéale, où les artistes auront toute leur place. Malheureusement, un peu à la manière de Platon dans sa République, il prône un art rigoureusement éducateur, tout entier au perfectionnement moral et physique du peuple, allant même jusqu’à évoquer l’exclusion de la cité des artistes qui pratiqueraient d’abord pour eux-mêmes. « Il suit de là que l’art ne peut subsister en dehors de la vérité et de la justice, que la science et la morale sont ses chefs de file, qu’il n’en est même qu’un auxiliaire, que par conséquent sa première loi est le respect des mœurs et la rationalité… » La réponse d’Émile Zola (1840-1902) à ce moralisme un peu consternant est ironique et cinglante. Son article « Proudhon et Courbet », publié dans le Salut public de Lyon, va même lancer sa carrière : « Je vois Proudhon, à la porte de sa cité future, inspectant chaque homme qui se présente, sondant son corps et son intelligence, puis l’étiquetant et lui donnant un numéro pour nom, une besogne pour vie et pour espérance. L’homme n’est plus qu’un infime manœuvre… » Ou, un peu plus loin : « Vous n’auriez pas dû les laisser entrer dans votre ville modèle. Ce sont (les artistes) des gens singuliers qui ne croient pas à l’égalité, qui ont l’étrange manie d’avoir un cœur, et qui poussent parfois la méchanceté jusqu’à avoir du génie. Ils vont troubler votre peuple, déranger vos idées de communauté, se refuser à vous et n’être qu’eux-mêmes… » L’on voit donc bien ici qu’en matière d’esthétique, c’est Zola qui est le plus proche de la sensibilité anarchiste si particulière de Kropotkine, alors que Proudhon est lui plus proche de Engels et de Marx, ce dernier le méprisant pourtant quelque peu, et répondant à sa Philosophie de la Misère par Misère de la Philosophie. Gustave Flaubert (1821-1880) va lui aussi répondre à Proudhon mais, malgré son génie littéraire, ses préjugés politiques le discréditent complètement. De plus, l’utilisation grossière des mots « latrines », « étron », « ordure » et de l’expression « pignouferie socialiste » n’arrange pas ses affaires. Nous laisserons donc le mot de la fin, pour aujourd’hui, à Fernand Pelloutier (1867-1901). Si on ne présente plus l’infatigable animateur de la Fédération des Bourses du Travail, on connaît moins ses positions sur l’art et sur son utilité sociale. Pour lui, les artistes sont du peuple par la communauté des souffrances et des sentiments, mais aussi par une égale soif de révolte contre les iniquités, par une même aspiration à un état social où chaque être, ayant la possession de soi, trouvât la satisfaction de ses propres besoins dans la satisfaction des besoins de ses semblables : « Ils ne séparent point l’art du socialisme et, à l’encontre de ceux qui, affectant de considérer la foule comme inapte aux sensations intellectuelles, refusent d’écrire pour elle, ils veulent, au communisme du pain, ajouter le communisme des jouissances artistiques… De même que l’art bourgeois fait plus pour le maintien du régime capitaliste que toutes les autres forces sociales réunies : gouvernement, armée, police, magistrature, de même l’art social et révolutionnaire fera plus pour l’avènement du communisme libre que tous les actes de révolte inspirés à l’homme par l’excès de sa souffrance. Mais ce qui, mieux que les instinctives explosions de la fureur, peut conduire à la révolution sociale, c’est le façonnement des cerveaux au mépris des préjugés et des lois ; et ce façonnement, l’art seul l’opérera… »

Jean, groupe Artracaille de la Fédération anarchiste