La non-pensée de Cohn-Bendit

mis en ligne le 14 janvier 1999
Dans une nouvelle célèbre, où l’humour se teinte d’une touche de fiction poétique, on voit évoluer dans un lieu de villégiature un personnage qui fascine l’assistance. Il excelle dans chacune des qualités qu’on lui prête et répond toujours à ce que l’on attend de lui. Jusqu’au jour où un pensionnaire, intrigué par cet individu dont finalement on ne sait rien, veut le surprendre dans sa chambre. Stupéfaction ! Il n’y a personne. À peine rendu à lui-même, l’illustre inconnu n’a plus besoin de paraître et disparaît. Il n’était que la projection de ce que chacun voulait voir en lui.
Ce tableau nous éclaire sur un des phénomènes de l’aliénation moderne, la représentation politique au miroir des médias. Et si l’on cherche un exemple récent de ce que produit aujourd’hui la démocratie représentative, Daniel Cohn-Bendit peut faire l’affaire : son image occupe tous les médias sans qu’on réussisse à trouver le moindre contenu à sa pensée, le moindre projet dépassant les banalités démagogiques d’usage. Représentant pris tout entier dans la représentation, il n’a jamais fait que paraître, mais en renvoyant à tous les petits-bourgeois intellectuels l’image qu’ils veulent avoir d’eux-mêmes et de leurs palinodies. « Je suis toujours étonné par la faculté de transformation des êtres humains. Tout est toujours possible », confiait-il à un chroniqueur dévoué de Télérama (3 septembre 1986).

Illusion et changement
Ne lui demandons donc pas plus que ce qu’il est : une étiquette. Lui-même le proclamait crûment quand, au début du règne de Mitterrand, il réapparut un moment sur la scène pour vendre à Europe 1, et à Ivan Levaï, fondateur de l’émission « Radio libre à… », la marque qu’il avait en dépôt depuis Mai 68 : « En France, il me suffit de jouer sur mon nom, et une certaine renommée. Je suis bien décidé à les utiliser » (Le Monde, 7 octobre 1982). Et à se laisser utiliser, ce qui est du pareil au même. La raison de cette entreprise : « Pour le fric » avait-il alors avoué.
La démocratie ne peut vivre sans l’illusion de la division et du changement, sans une opposition fictive qui redonne quelque relief à un paysage désespérément nivelé. Le Pen lui-même risque de ne pas arriver entier au rendez-vous pour cause de désertion d’une partie de ses troupes, privant ainsi la classe politique d’un repoussoir-paravent. Par chance pour la gauche, la célébration de Mai 68 a opportunément remis en lumière la figure ludique du Mouvement, dans laquelle la néo-petite-bourgeoisie rentrée dans le rang peut reconnaître deux au moins de ses attributs : manipulateur des médias capable de brasser du vent, fabricant de rhétorique critique minimale destinée à donner le change.
Rien de mieux, en l’occurrence, pour savoir de qui et de quoi on parle que de savoir qui en parle et pourquoi. Écoutons donc Michel Schiffres, du Figaro : « Faisons le compte : l’irruption de Daniel Cohn-Bendit dans le débat est une promesse de rénovation, notamment du langage politique » (12-13 décembre 1998). Alain Genestar, du Journal du dimanche : « Encore à gauche, les Verts, emportés par Cohn-Bendit, ont renouvelé à leur manière le débat politique, donc l’intérêt pour la politique » (13 décembre 1998). Même son de cloche au Canard sous la plume de Bernard Thomas : « Souvent agaçant, le poil à gratter rouquin. Mais avec cet espiègle dans le feuilleton récurrent du candidat horrible, l’année qui vient sera peut-être politiquement moins fadasse que la précédente » (30 décembre 1998).

Feinte dissidence
De même que les soixante-huitards assagis ont su, grâce à leur passé, jouer sur les deux tableaux de la modernité, de même Cohn-Bendit réactive dans le champ politique l’opposition factice entre le conformisme et la feinte dissidence, laquelle est loin d’être homogène : Verts, Rose et Rouges tradition, Rouges vifs se disputent un électorat volatil et assez peu fixé sur la couleur. Dès lors, rien d’étonnant de voir la tête de liste des Verts malmenée dans Les Inrockuptibles, porte-voix de la même gauche décomplexée que celle dont Dany est lui-même un des porte-parole, mais qui « cible » une autre tranche de voix errantes, et pour qui Mai 68 sent le réchauffé.
Dany clone de Madelin ou de Tapie, libéral, libertaire, libéral-libertaire, comme on le laisse bêtement entendre ? Voire. Rien de tout cela, rien d’autre au contraire que l’image de synthèse du pseudo-opposant, un leurre, et surtout un spécimen parmi tant d’autres d’une classe dont il a suivi l’évolution pas à pas, de la contestation à la prestation de services, mais en gardant le débraillé du ton et de la tenue. Aussi n’est-ce pas sans raison qu’il peut jouer les incompris et s’offusquer, car le « grand virage du réformisme », tous l’on négocié comme lui, fût-ce en empruntant des voies plus obliques 1.

Alliance de classe
Dans le même numéro de Télérama, la grenouille petite-bourgeoise donnait sa version du compromis historique dont rêvaient les ex-enragés : « L’Etat et la société ne nous ont pas récupérés, nous nous sommes imposés. Ils sont obligés d’accepter, avec notre participation, un nouveau type de consensus. » En fait, une nouvelle alliance de classe entre « nous » et « eux », pour une meilleure division du travail ! Le tort de Cohn-Bendit serait-il de ne pas savoir tenir sa langue et de vendre la mèche ? Pierre Bourdieu et sa fine équipe institutionnellement correcte n’aspirent pas à autre chose, mais ils le disent autrement, et préfèrent d’autres moyens pour arriver à ce consensus avec l’État et la société. Ne nous y trompons pas. L’économiste de service Alain Lipietz, qui après être passé par toutes les couleurs du rouge a jeté ses racines chez les Verts, n’aurait pas de mal à se retrouver avec les critiques du petit timonier des écolos. Et pour cause. Tous appartiennent à l’album de famille de la même classe.
Alors que pour l’Europe les jeux sont faits, les électeurs refaits depuis belle lurette, et la prochaine partie jouée d’avance, faire de Cohn-Bendit un quelconque enjeu polémique, c’est le conforter dans son rôle et répondre à ses vœux. Faire débats à propos de faux, vaines critiques de gens qui n’en finissent pas de découvrir midi à quatorze heures, en attendant qu’un nouvel appel des urnes et le danger d’une revanche de « la droite », voire de l’extrême droite, ne ramène tout ce beau monde dans le même rang. En France aujourd’hui, tout finit non plus par des chansons, mais par des élections !




1. Sur cette classique trajectoire « de classe », voir J.P. Garnier et L. Janover, La pensée aveugle, Paris, Spengler, 1993, et L. Janover, Voyage en feinte-dissidence, Paris-Méditerranée, 1998



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Socialisme libertaire

le 29 août 2015
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