Jean Guidoni : le souffre douceur

mis en ligne le 6 avril 1989
Ça y est ! L'Espace européen, ex-Théâtre en rond, vient après un long silence de ré-ouvrir ses portes au music-hall. Jean-Claude Auclair nous offre un espace superbe, non plus en rond mais en demi-cercle, aux murs teintés de rouge... Avec pour sa « première » un invité de marque : Jean Guidoni.
Ce fut d'ailleurs le premier surpris car, n'ayant pas de disque à promouvoir et portant encore la trace du Bataclan, il n'envisageait pas de scène parisienne. C'est en fait à la demande de la direction du lieu, en octobre dernier, que Jean Guidoni a donné son accord, considérant cette offre comme un superbe cadeau.
Le projet était lancé... Il fallait le mettre en place, le concevoir, le penser. Jean aurait pu sombrer dans la facilité et refaire la scène du Bataclan. Mais voilà, Guidoni ne triche pas et déteste les choses faciles... on lui proposait un cadeau, il allait en offrir un en contre-partie. Et quel cadeau !
Oublié l'univers électrique du Bataclan ; il va jusqu'à exclure du tour le titre « pub » (Tramway Terminus Nord) pour offrir du neuf. Le spectacle de l'Espace européen trottait dans sa tête depuis des années ; cela a mûri lentement, peu à peu... Il suffisait d'allumer la mèche pour assister à l'explosion. Un bouquet de douceur à l'odeur de soufre, l'amour à mort, la mort de l'amour, des illusions de dérisoire, des dérisions envenimées. Un cocktail doux amer aux saveurs de miel ou d'égout... du grand Guidoni.

À la limite du désuet
Le tout sobre, étayé, dépouillé, à la limite du désuet. L'orchestre a laissé la place à deux pianos, l'avant tourné vers le fond de la scène, où deux pianistes, jouant dos aux spectateurs, distillent en écho à quatre mains les musiques réorchestrées par Michel Prezman. Guidoni a volontairement choisi deux artistes japonais, connaissant la réputation de leur jeu frisant la froideur, à la dextérité exemplaire. Il voulait surtout impliquer une autre culture, d'autres horizons, pour éviter le préconçu et, une fois encore, la facilité.
Je connaissais Guidoni. J'ai découvert Guidoni. Un autre Guidoni, une autre facette, un autre regard. On est loin du suicidaire du Théâtre en rond ou de la hargne du Cirque d'Hiver. Jean s'est mis à nu, à découvert, se mouvant dans un espace où ne surgit qu'un bouquet de fleurs d'or au-dessus d'un long rideau déchiré, comme un symbole de décadence où ne luisent que des lumières aux tours ambrés et bleutés.
Guidoni m'est apparu dans ce décor du dérisoire à un degré d'extrême fragilité, comme le funambule du bout de la nuit. Fragile comme l'enfant innocent et naïf qui va de l'avant sans peur d'un lendemain, sans faux-semblant... Peut-être nous offre-t-il ce jour le « vrai » Guidoni, le plus pur. Il m'a dit lui-même : « Cela correspond à une étape de ma vie. J'avais envie de faire ce spectacle depuis très longtemps. Aujourd'hui je suis prêt à l'offrir. »

Sans fard et sans masque
Le spectacle a débuté par un clin d'œil, mettant d'emblée en scène la prouesse des deux pianistes sur Une étude contre-révolutionnaire de Michel Prezman... Imaginez la Carmagnole revue et corrigée, cisaillée à coup de rasoir où les « Ça ira ! » ne sont plus très loin... En plus, c'est joué par deux Japonais, je ne vous fais pas de dessin ! Un beau pied-de-nez au Bicentenaire !
Puis Guidoni est apparu, sans fard, sans masque, vêtu d'un complet noir, dans un rai de lumière crue enrobée de fumigène pour nous conduire dans ses voyages, ses orages et ses tourments avec un premier texte... inconnu... La chanson de l'homme, l'un des trois textes (avec La chanson dans le sang et Vie de famille) signés Jacques Prévert, offerts, excusez du peu, par Mme Prévert elle-même, qui les a confiés à l'artiste considérant qu'il était le seul à pouvoir les interpréter.
Se sont mêlés ensuite les anciens textes, cousus de fil noir par Pierre Philippe (Cadavre exquis, Midi minuit), les plus récents de l'album (Tigre de porcelaine) et des tout nouveaux comme Casino de la mort. Mania Ann Bartley, déjà choriste au Cirque d'Hiver et complice de Guidoni, participe également au spectacle avec une superbe entrée en scène à l'intérieur d'un cadre, comme un tableau sorti de nulle part pour le refrain de Djemila. Guidoni a d'ailleurs conçu une partie du spectacle en fonction d'elle, ne voulant pas « l'utiliser comme une simple choriste », mais plutôt comme « un tableau vivant »... Elle y incarne d'ailleurs à la perfection du geste et de la voix des images allant de la femme fatale à la putain vulgaire...
Voilà. Pendant près de deux heures, Guidoni sait nous tenir en haleine, nous faire chavirer dans ses univers les plus fous pour nous faire tour à tour rire et frissonner... Puis il disparaît dans l'ombre... Rappel...
Et alors ! La surprise : nous arrive un personnage le chapeau mou au coin de l'œil, vêtu de bas de soie noirs et perché sur des talons à aiguilles. À dire comme ça, ça ressemble au ridicule, et pourtant... C'est le dernier clin d'œil de Guidoni évoluant telle une Liza Minelli en chantant « Get happy ». Ça peut paraître provo, ça flaire le travelo, comme ça, à plat... Mais non, telle ne fut ni la sensation ni l'image. Il faut le voir et le ressentir, les mots n'existent plus...
Puis la chanson s'est tue, le laissant au milieu de la scène, agenouillé presque implorant. Dernière image pathétique accompagnée de L'horloge, nouveau texte, superbe.
Je vous tairai le fin du fin, le tableau final, par goût du secret... Et puis je vous en ai déjà beaucoup dit ! Il vous reste encore quelques jours, courez vite applaudir ce spectacle clin d'œil d'ironie cynique, plein d'humeurs noires aux reflets glauques avec toujours le pendant d'un sourire feutré...
Savez-vous le plus beau compliment qu'on lui ait fait à l'Espace européen ? Jacques Canetti a dit de lui : « Ce mec, il donne encore aux autres l'envie de chanter. » Je lui laisserai le mot de la fin... Longue route, Jean !

Dominick Pages