Contre les Diafoirus de la délinquance

mis en ligne le 22 décembre 2011
Valéry Rasplus : Vos travaux portent essentiellement sur les phénomènes de délinquance, les politiques de sécurité, le droit et les institutions pénales. À partir de quel moment et pourquoi cette orientation thématique est venue dans votre parcours de sociologue ?

Laurent Muchielli : C’est difficile à dire avec certitude, c’est comme souvent un mélange de dispositions personnelles anciennes et de rencontres ou de hasards dans les relations sociales. Même si elles ne sont évidemment pas les seules, ces questions m’intéressaient depuis longtemps, au moins depuis mes premières années d’études à l’université. Ensuite, mon sujet de thèse m’y a ramené. Je travaillais alors sur l’histoire des sciences sociales au tournant du XIXe et du XXe siècles et il se trouve que la question du crime était déjà centrale à l’époque dans le débat public et dans le débat scientifique. J’ai ainsi organisé en 1994 mon premier colloque sur l’histoire des sciences du crime et j’ai publié dans la foulée mon premier livre (collectif) sur ce sujet. À cette occasion, j’ai rencontré les gens du Cesdip (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions sociales), le grand laboratoire français sur les questions pénales et nous avons bien accroché. Lorsque j’ai passé le concours d’entrée au CNRS, j’ai donc fait un projet qui prolongeait cette histoire des sciences du crime et j’ai demandé à être affecté au Cesdip. Et j’ai réussi le concours… J’ai ainsi passé plus de douze ans dans ce laboratoire francilien, avant de revenir dans ma région d’origine.

V.R. : Comment analysez-vous ce que l’on nomme « normes », « déviances », « délinquance » et « insécurité » ?

L.M. : En quelques mots, la base du travail de sociologue dans notre domaine consiste à définir le crime ou la délinquance comme résultant de trois choses : 1) l’existence de normes disant ce qui est crime et ce qui ne l’est pas, 2) l’existence de personnes transgressant ces normes (devenant donc délinquantes), 3) l’existence d’une « réaction sociale » à ces transgressions.
En langage concret et simple, pour qu’il y ait crime, il faut : 1) qu’il y ait un interdit (et cela ouvre de grands horizons d’études historiques et sociologiques, car la production des interdits ne cesse d’évoluer) ; 2) qu’il y ait un ou plusieurs transgresseurs (et c’est un autre champ d’études, plutôt sociologiques et psychologiques) ; 3) que quelqu’un s’en aperçoive et qu’il se passe quelque chose ensuite (sinon le crime commis n’existe pas socialement).
Quant à l’« insécurité », c’est tout à fait autre chose. Ce n’est pas un concept scientifique et ce n’est pas un ensemble de choses identifiables. C’est en réalité une notion de type politique et médiatique, qui ne réfère pas à des comportements précis, mais à des peurs. Du point de vue scientifique, nous pouvons en revanche parler du « sentiment d’insécurité » et l’étudier en tant que tel par des questionnaires et des entretiens. On y découvre alors que le premier facteur du sentiment d’insécurité n’est pas le fait d’avoir été victime de quelque chose. Le premier facteur est l’âge : les personnes âgées ont plus peur, même s’il ne leur est rien arrivé. Il ne s’agit donc pas en réalité d’une insécurité, mais bien plutôt d’une vulnérabilité, ce qui est très différent. Et c’est valable aussi pour les autres facteurs : le sexe des personnes interrogées, leur précarité socio-économique, le niveau de dégradations apparentes de leur quartier, le degré d’anonymat…

V.R. : Faites-vous une différence entre la sociologie de la délinquance et la criminologie ?

L.M. : Ce n’est pas moi qui fais une différence, ce sont nos institutions. En France, la sociologie est une discipline scientifique enseignée à l’université, on peut passer un doctorat en sociologie et être recruté comme enseignant en sociologie ou chercheur au CNRS en sociologie. Même chose en droit, en psychologie, en science politique, etc. Mais rien de tel avec la criminologie qui n’existe pas comme discipline scientifique. Dès lors c’est un peu comme « psychologue » il y a une vingtaine d’années avant que la profession ne soit mieux réglementée, n’importe qui peut s’autoproclamer aujourd’hui « criminologue », ça ne veut rien dire et surtout ça n’est la garantie d’aucune formation ni d’aucune compétence. Dans d’autres pays, la situation est tout à fait différente. Mais selon les pays, le contenu de ce qui est appelé criminologie est assez variable. Dans certains c’est une dominante juridique (beaucoup de droit pénal), dans d’autres c’est une dominante psychologique et enfin dans les pays anglo-saxons c’est le plus souvent une dominante sociologique.

V.R. : En quoi votre approche diffère-t-elle de criminologues comme Alain Bauer ou Xavier Raufer ?

L.M. : Ce n’est pas simplement mon « approche » qui diffère, c’est l’ensemble de mon métier qui n’a rien à voir. Encore une fois, il ne peut pas y avoir de « criminologues » en France puisqu’aucune instance universitaire et scientifique ne délivre ce titre. Les personnes qui accaparent ce titre sont en réalité des personnes extérieures au monde universitaire et scientifique, qui recherchent la légitimité que donne un titre et s’emparent donc de cette étiquette qui est en quelque sorte libre de droits…
Alain Bauer et Xavier Raufer en sont les deux exemples les plus connus. Le premier est en réalité à l’origine un entrepreneur de sécurité privée qui a beaucoup investi le marché du conseil et du diagnostic local de sécurité. Le second est un ancien militant d’extrême droite reconverti dans l’analyse du terrorisme d’extrême gauche puis du terrorisme islamiste. Leur stratégie de légitimation universitaire est très forte, car ils ont trouvé des alliés, en particulier des éditeurs. La plupart de leurs livres sont en effet édités aux Presses universitaires de France et désormais aussi aux éditions du CNRS, ce qui est un comble ! Pour Xavier Raufer, je crois que personne n’est dupe. Le cas d’Alain Bauer est plus complexe. Il a du pouvoir, il est proche du président de la République, il dirige l’Observatoire national de la délinquance et il a désormais aussi un titre de type universitaire qui peut faire illusion. En effet, par décret du 25 mars 2009, Nicolas Sarkozy l’a directement nommé titulaire d’une « chaire de criminologie appliquée » au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). Un fait du prince.

V.R. : L’interprétation et les résultats d’enquêtes statistiques portent souvent à polémique. Comment doit-on lire et interpréter les résultats statistiques liés à « l’insécurité » et aux « violences » ?

L.M. : Les questions de sécurité sont parmi les plus importantes dans les discours politiques et les rhétoriques électorales en France. Dans ces débats, que répercutent fortement les médias, les statistiques servent généralement d’arguments d’autorité. Elles sont convoquées pour prouver le bien-fondé de l’action d’un gouvernement, ou son échec selon ses opposants. Cela donne des « batailles de chiffres » auxquelles le citoyen ne comprend pas grand-chose, qui n’éclairent guère le débat public et surtout permettent rarement d’évaluer correctement tant l’état des problèmes que l’efficacité des politiques publiques.
Pour interpréter correctement les choses, il faut au moins respecter ce que j’appellerais trois « règles d’or » de l’analyse statistique en sciences humaines : 1) on ne peut rien dire d’un chiffre si l’on ignore comment il a été fabriqué ; 2) un seul chiffre ne saurait permettre de décrire ni mesurer un phénomène social complexe ; 3) les chiffres ne « parlent pas d’eux-mêmes », c’est nous qui les faisons parler. En l’occurrence, le débat public est totalement biaisé par la naïveté avec laquelle les responsables politiques et les journalistes font semblant de croire que les statistiques de la police permettent de connaître les « chiffres de la délinquance ». En réalité, les statistiques de police mesurent les procédures faites par les policiers et les gendarmes. C’est un comptage d’actes administratifs. C’est bien entendu lié directement à l’activité délinquante, mais ça n’en est pas un baromètre précis, a fortiori lorsque le pouvoir politique vient truquer tout le système en obligeant les policiers et les gendarmes à produire les « bons chiffres », c’est-à-dire ceux qui sont conformes à la demande du ministre…

V.R. : Quelle est la part de la délinquance dans les « cités » par rapport à celle que l’on trouve dans d’autres espaces sociaux ? Et de quelle nature est-elle ?

L.M. : Il n’y a pas une délinquance, mais des délinquances. Dans les quartiers ghettoïsés, on trouve concentrés certains types de délinquance particuliers : les diverses infractions commises par les bandes de jeunes délinquants, les violences envers les institutions, les incendies de véhicules, les trafics de drogue. Cela s’explique de nombreux facteurs, en particulier l’ampleur du chômage qui fragilise le lien global avec le reste de la société, l’ampleur de l’échec scolaire qui précipite vers la délinquance de nombreux jeunes, l’ampleur des discriminations qui sont dénoncées moralement, mais qui demeurent quotidiennes dans la réalité et qui fragilisent elles aussi le lien global avec le reste de la société, le manque de ressources des familles pour faire face aux difficultés de leurs enfants, et d’autres facteurs encore. Mais tout cela ne signifie pas que la délinquance est une spécificité de ces quartiers.
D’abord, il existe à l’autre opposé de l’échelle sociale une délinquance des puissants, une délinquance des élites qui est également forte et qui est autrement plus impunie. L’écroulement du contentieux de la délinquance économique et financière (et de la corruption) ces dernières années est l’indice d’un « deux poids, deux mesures » vertigineux en matière de lutte contre la délinquance. Ensuite, il existe des problèmes intrafamiliaux dans tous les milieux sociaux. Or c’est là, au sein de la famille, que se trament certaines des plus grandes violences psychologiques, physiques et sexuelles.

V.R. : Existe-t-il des populations plus « criminogènes » que d’autres et selon quels critères ?

L.M. : Non. Il existe des facteurs criminogènes si l’on veut, c’est-à-dire des facteurs habituels de délinquance (par exemple les violences intrafamiliales ou l’échec scolaire), ou encore des situations et des contextes criminogènes au sens où certains maximisent les risques quand d’autres les minimisent, mais il n’existe en aucun cas des « populations criminogènes » au sens où certains groupes de population auraient en soi et de manière générale une propension plus grande à commettre des infractions. Ceci est typiquement une représentation de sens commun ou bien un préjugé de type raciste.

V.R. : Pourrait-il exister des politiques de substitution à l’enfermement carcéral ?

L.M. : Mais il en existe déjà ! Il existe de nombreux types de centres d’accueil plus ou moins fermés pour les jeunes délinquants. Il existe aussi des formes de prises en charge médicales pour les malades mentaux. Il existe par ailleurs toute une batterie de peines de substitution ou d’alternatives à l’emprisonnement. Le problème est que, pour être efficaces, ces alternatives supposent la collaboration des collectivités territoriales voire de la société civile. Une peine de réparation ou de travail d’intérêt général, par exemple, suppose de trouver un lieu d’accueil pour effectuer la mesure, un encadrement technique et éducatif minimal, un peu de suivi et un peu d’évaluation à la fin. C’est un peu plus compliqué à organiser que d’expédier les gens en prison pour de courtes peines (ce qui est la majorité des peines de prison). Et pourtant toutes les études montrent que ce serait mieux du point de vue de la lutte contre la récidive.

V.R. : Pensez-vous que nous soyons dans un monde gouverné par un « totalitarisme de la sécurité » ?

L.M. : Non, pas encore, mais il existe une tendance assez évidente ! J’ai écrit un livre entier à ce sujet, avec d’autres collègues, en 2008, que j’ai appelé La Frénésie sécuritaire 3.
Nous ne sommes pas encore sous le règne de « Big Brother », mais, tout de même, nous n’avons jamais été aussi bombardés de lois, de circulaires et de règlements divers édictant des interdits et des formatages en tous sens, nous n’avons jamais été aussi « fichés » et « tracés » de multiples manières (fichiers de police, fichiers de santé, fichiers sociaux, puces électroniques en tous genres, etc.), nous sommes de plus en plus vidéosurveillés et bientôt de plus en plus surveillés sur Internet, on nous promet partout la « tolérance zéro »…
Par ailleurs, certains nous entretiennent presque quotidiennement dans la peur de l’« insécurité » de façon active (certains politiques) ou passive (les médias, leur traitement des faits divers, leurs pseudo-reportages incessants sur le crime, les policiers, etc.). Dès lors, cette prétendue « insécurité » légitimant les concessions croissantes que nous faisons à la sécurité au détriment de nos libertés, il est clair qu’il y a là une pente et une escalade potentiellement dangereuse et qu’il faut que nous restions bien éveillés.

V.R. : Quelles sont pour vous les questions les plus importantes, dans votre domaine, qu’il reste à traiter dans les années à venir ?

L.M. : La question est vaste, je ne prendrais que les trois premiers points qui me viennent à l’esprit, mais il y en a certainement d’autres. Premièrement, nous (chercheurs, universitaires) ne travaillons pas assez sur les délinquances en cols blancs. Pour schématiser, 99 % des travaux de recherches sont concentrés sur le public judiciarisé c’est-à-dire essentiellement les pauvres. Nous succombons ainsi à notre tour au tropisme général et aux mécanismes sociopolitiques fabriquant cette très forte inégalité. Deuxièmement, nous ne travaillons pas assez sur l’évaluation des dispositifs de traitement de la délinquance à tous les niveaux. C’est comme si nous nous interdisions d’avoir un avis sur l’action des professionnels, sur la performance des dispositifs, comme si l’évaluation des politiques publiques était un objet moins noble ou moins intéressant. Il faut dire que l’État n’y pousse guère, la culture de l’évaluation scientifique indépendante est faible en France dans les institutions publiques. Troisièmement, nous ne travaillons pas assez localement avec les collectivités territoriales qui sont largement désarmées face aux questions de délinquance, tant dans le diagnostic des problèmes que dans l’accompagnement et l’évaluation des politiques publiques. Or il y a là aussi de gros besoins et il serait important que le monde universitaire et scientifique, dans sa logique de service public, s’investisse dans un champ actuellement occupé uniquement par les entreprises privées de sécurité. C’est pourquoi, pour ma part, je viens de lancer à Aix-en-Provence un programme de recherches à l’échelle locale, que j’ai baptisé Observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux (ORDCS), dans le but notamment d’offrir aux collectivités territoriales une aide scientifique au diagnostic et à l’évaluation.





1. Sociologue, directeur de recherches au CNRS, au Laboratoire méditerranéen de sociologie. Ses thèmes de recherche portent sur les délinquances, les institutions pénales (police, justice) et les politiques locales de sécurité et de prévention. Il anime le site « Délinquance, justice et autres questions de société » (www.laurent-mucchielli.org).
2. Essayiste et sociologue. Il anime le site « Le voyageur social » (http://valery-rasplus.blogs.nouvelobs.com). Le Monde libertaire remercie VR et LM de nous avoir permis de reprendre cet entretien.
3. L’Invention de la violence. Des peurs, des chiffres et des faits, Fayard, 2011. En vente à la Librairie du Monde libertaire.