Pédagogie et révolution

mis en ligne le 1 décembre 2011
Grégory Chambat1, militant de la CNT et membre de l’équipe rédactionnelle de N’Autre école, nous livre un ensemble de textes déjà publiés dans ladite revue avec quelques apports complémentaires toujours éclairants. Il s’agit ici d’une relecture critique de quelques pédagogues souvent cités (Ferrer, Freinet, Illich) ou de Bourdieu, mais aussi de rappeler l’existence et la pensée pédagogique de quelques oubliés comme Albert Thierry et l’occasion de souligner que la « pédagogie s’inscrit inévitablement dans un projet politique et social » (page 17).
L’objectif de l’auteur vise à développer aussi une pédagogie socialement critique en interrogeant tant ce qui se passe en classe que ce qui se joue pour la classe (sociale) dans le grand jeu de l’éducation : classe presque toujours objet de l’éducation et trop rarement sujet de son éducation. En d’autres termes, selon une jolie expression de l’auteur, inspirée de Jacques Prévert, trouver le « chemin buissonnier d’une autre école » (page 21). école débarrassée de ses hiérarchies et de sa bureaucratie où chacun, en se revendiquant « travailleur de l’éducation », et, à nouveau au cœur de l’interprofessionnelle syndicale, pourra œuvrer à un monde nouveau. Car il ne s’agit pas pour Greg de s’intéresser aux pratiques pédagogiques et de les analyser pour favoriser une énième rénovation pédagogique mais bien de faire dérailler la machine ou encore mieux de se la réapproprier. Suite à ce premier chapitre liminaire, il évoque successivement, en reprenant largement les propos de Jean Foucambert, l’école de Ferry dont la vocation était clairement de fermer « l’ère des révolutions » (page 41) et de ne plus revivre le cauchemar de la Commune (page 31), replaçant ainsi au centre du débat le rôle attendu de l’école et d’une certaine instruction. Les chapitres suivants étudient la relation affinitaire entre syndicalisme, tel que conçu par les libertaires, et l’éducation qui d’une certaine manière s’alimentent et s’enrichissent mutuellement car, si le syndicalisme est éducation, l’éducation se doit aussi d’être syndicaliste, c’est-à-dire servir sans asservir les intérêts de la classe ouvrière. À cette fin, est évoquée la nécessité de créer des écoles « libres » et une pédagogie de l’action directe, suggérées par Fernand Pelloutier, gérées par les syndicats, sans lien avec l’État, ou de défendre, faute de mieux, la Laïque qu’il conviendra de « subvertir de l’intérieur » (page 48), comme le proposait le journal L’école émancipée au début du XXe siècle. Puis est évoquée la grande figure d’Albert Thierry, chantre d’une pédagogie révolutionnaire et syndicaliste dont les Réflexions sur l’éducation furent interrompues par sa mort dans les charniers de 1915. Toujours dans une agréable écriture, vient ensuite la figure de Francisco Ferrer, autre martyre d’une école enfin libérée de tous ses dogmes, et militant de la convergence entre luttes syndicales et combat pédagogique (page 89) ainsi que de l’éducation populaire des adultes. Œuvre constructive que poursuivront les militants de la CNT et de l’UGT dès juillet 1936 rapidement évoqués dans l’ouvrage. Les chapitres ultérieurs évoquent Korzack dont les pratiques inspirèrent les tenants de l’autogestion pédagogique, Illich et la société sans école où tout est occasion d’apprendre, Freire et sa pédagogie des opprimés refusant une conception « bancaire » de l’éducation où le savoir s’entasse dans les têtes comme l’argent inutile dans un coffre.
Suite à ce rapide parcours en pédagogie de la liberté, Grégory Chambat aborde l’œuvre de Pierre Bourdieu et de Jacques Rancière. C’est sans doute la partie la moins intéressante de l’ouvrage car trop brève. Certes, en s’inspirant des travaux de Charlotte Nordmann, il souligne les contradictions dans l’œuvre de Bourdieu sur la fonction ou non de l’éducation dans la mise en place et la reproduction de l’appareil de domination mais sans apporter d’éléments d’analyse innovants. Quant à l’œuvre de Rancière, ce maître ignorant, dont la pensée critique permet de penser qu’une réconciliation est possible entre éducation et émancipation, elle demanderait à être davantage développée, ce dont l’auteur d’ailleurs convient. Pour terminer, l’ouvrage revient sur Célestin Freinet et sur le détournement contemporain de ses pratiques pédagogiques pour former des entrepreneurs et des managers (page 176) et renforcer leurs capacités de domination. Démonstration du risque que courre toute pédagogie, aussi émancipatrice soit-elle, si elle est déconnectée de ses finalités sociales et réduite à une simple boîte à outils. Au demeurant, la pédagogie revendiquée par les militants de l’Institut coopératif de l’école moderne (Icem) est bien, lorsque son projet politique n’est pas dévoyé, celle d’une école émancipée et libératrice comme l’a démontré avec force l’expérience conduite à Mons-en-Barœul au début des années 2000. 
Pour conclure, une relecture utile et re-contextualisée de quelques grands moments de la pédagogie « révolutionnaire » et de la prose de ses acteurs. Toutefois on pourra regretter, d’une part, l’absence de réflexion sur la place des méthodes pédagogiques dans la production ou non de la liberté et de l’impossible neutralité idéologique de l’outil et des méthodes. D’autre part, malgré une très belle bibliographie, un appareil de notes souvent sommaire ne permet pas toujours de pouvoir continuer facilement une quête du savoir auquel pourtant nous invitent les réflexions de l’auteur. À signaler sur le livre un bandeau noir avec cette maxime de Montaigne : « Éduquer c’est allumer un feu. » Reste donc aux passionnés de l’éducation et de l’émancipation à trouver la mèche et à l’embras(s)er avec la flamme de la liberté, de la « liberterre ».