Que devient Munch ?

mis en ligne le 24 novembre 2011
Encore un article sur une exposition d’artiste. Ce n’est pas comme ça que l’on va faire la révolution ! D’ailleurs les musées ne sont-ils pas les cimetières de l’art ? Tout le monde n’est-il pas un peu artiste ? Et l’art ne sera-t-il pas vivant lorsque le dernier artiste sera mort ? Peut-être ! On peut toujours se poser toutes ces questions… Nous avons sûrement tous un sens artistique dans l’épiderme… Mais je ne crois pas que nous ayons tous du génie, celui qui est universel et qui secoue n’importe quel être humain lorsqu’il voit un tableau ! C’est la marchandisation de l’art qui est à combattre, pas la création… Les hommes préhistoriques des grottes de Lascaux ou d’Altamira ne peignaient pas pour de l’argent, mais par peur de la mort, pour conjurer une angoisse ou les forces de la nature. Edvard Munch, lui, il l’aura faite sa révolution, à l’intérieur de son moi. Comme nous devrions tous la faire pour améliorer l’humanité. J’ai rencontré Munch, par hasard, mais il n’y a pas de hasard finalement… Un ami avait demandé à ma compagne d’alors de lui peindre le Cri de Munch dans les dimensions exactes. à mesure que la reproduction prenait forme, le soir je retournais la toile car elle me dérangeait énormément… Elle suait le mal-être et la déraison. Je me mis à découvrir le personnage fascinant qu’est le Norvégien d’Oslo, né en 1863, dans une famille petite-bourgeoise désargentée. Dès le début, il casse la baraque ! Sa palette choque tout de suite la bourgeoisie locale, conformiste et étouffante ! Munch esquisse les traits principaux et de l’inachèvement naît une quasi perfection. Il écrivait d’ailleurs : « Lorsqu’on peint un tableau, on ne doit pas feindre l’émotion, on doit la ressentir. » Cela me rappelle ce que disait le peintre japonais Hokusai, mort en 1849: « Quand j’aurais 110 ans, chez moi, soit un point, soit une ligne, tout sera vivant. »
Le jeune Munch fréquente la bohème de Christiania (ancien nom d’Oslo) au Grand Café. Là, l’écrivain anarchiste Hans Jaeger l’aide à s’émanciper de la tutelle de son père puritain et autoritaire. Il se met à fumer et à picoler, au grand désespoir de sa famille. Jaeger lui dit : « Peins ta propre vie ! », lui qui est allé en prison plusieurs fois pour ses livres prônant l’amour libre et la révolution libertaire. Munch est un être hypersensible, hanté par les morts qui jalonnent sa vie. Tout le monde meurt autour de lui : sa mère, sa sœur, son père. La tuberculose et la folie font des ravages. Cette folie qui ne cessera jamais de l’habiter et qui alimentera son souffle créateur. La mort l’obsède mais grâce à elle, il mettra ses tripes sur ses toiles ; car, comme disait Céline, seule la mort est inspiratrice de la vraie émotion: elle pousse les êtres dans leurs derniers retranchements. Cette mort bleue chez les Grecs de L’Iliade lui fera peindre Nuit à Saint-Cloud quand il viendra en France, grâce à une bourse d’étude. Il découvrira Cézanne, Gauguin, Odilon Redon (le prince du rêve). Dommage, la barrière de la langue l’isolera. En 1892, il est à Berlin, invité par l’Association des artistes, mais l’expo est fermée très rapidement, après un immense scandale. Les autorités académiques l’accusent de peindre des « gribouillis anarchistes et des barbouillages bâclés » ! Munch peint les sentiments des êtres humains tels qu’il les ressent : l’angoisse, la solitude, la mélancolie, la jalousie, le désespoir… Des madones entourées de spermatozoïdes, des enfants morts, des malades. Voyez le film de Peter Watkins sur Munch, Chemin solitaire, une belle œuvre sur la création d’un artiste, son cheminement, un cri pour défendre un torturé à l’âme goyesque… À Berlin, finalement, il est à nouveau exposé. La bohème lui rend hommage, celle qui se rend au café Le Cochon noir. Là, Munch rencontre le Suédois August Strindberg (auteur de Mademoiselle Julie) et son compatriote Ibsen (auteur de La Maison de poupée). Il continue de boire. Munch multiplie les autoportraits ; même lorsqu’il filmera le monde avec une petite caméra dans les années vingt, il passera derrière pour se caricaturer, et on verra sa trogne d’allumé du bulbe nous questionner et dire une dernière fois : « Et oui, je suis là, moi Munch, je ne suis pas encore mort ! » Tous les grands peintres accumuleront les autoportraits : Rembrandt, Goya, Van Gogh. Munch se portraitise même malade, rescapé de la grippe espagnole, seul survivant de toute sa famille. Toujours penché sur ses bassines et dégueulant du sang. Lui-même faillit mourir enfant, d’une hémorragie pulmonaire.
Il ne trouvera pas d’amour féminin durable… Quelques liaisons, il se méfie des femmes ; peut-être influencé par Strindberg, il les représente en vampires suçant le sang des hommes, des baisers de goules délétères. Ses toiles d’amants qui s’imbriquent en s’aspirant littéralement. Son œuvre gravée est immense. La couleur de ses tableaux est révolutionnaire. Il n’oubliera pas les causeries anarchistes de sa jeunesse. Il peint de grandes toiles représentant les pauvres. C’est une mise en scène du prolétariat : un faucheur dans son champ, une sortie d’usine terrorisante où les ouvriers ont des mines de morts vivants ; des ouvriers encore, construisant une voie de chemin de fer dans la neige ; des maçons construisant un atelier (l’intention rappelle Courbet). Mais il y a longtemps qu’il a abandonné le symbolisme.
Il invente l’expressionnisme avant tout le monde. Je sais, encore des « ismes », mais il faut essayer de décrire. Je m’en voudrais d’enfermer un artiste dans une petite boîte conformiste ! Il peint aussi la Scandinavie avec ses grandes forêts mystérieuses, ses fjords profonds et ses nuits enflammées parsemées « d’anges noirs ». L’expo Munch de la Pinacothèque de Paris intitulée « L’Anti-cri » me déplut. De toute façon je n’aime pas cette salle prétentieuse et commerciale. Par contre j’avais apprécié l’expo du musée Louisiana près de Copenhague (août 2010) sur l’hommage qu’Andy Warhol avait rendu à l’œuvre gravée de Munch. Cela nous la faisait redécouvrir sous un autre éclairage (Warhol after Munch). Copenhague où Munch passa huit mois dans une clinique neurologique, après une rupture houleuse avec une jeune femme. Il eut une phalange arrachée par un coup de revolver… (Cela rappelle un autre peintre remuant). Ça ne l’empêcha pas de peindre de nombreux nus féminins aux chairs épanouies. Et quant au fameux Cri (extrait de son cycle Frise de la vie) dont je ne peux m’empêcher de parler, et qui fut volé, puis retrouvé, ce fut une toile prémonitoire, puisqu’en juillet 2011, à Oslo eut lieu l’immense tuerie perpétrée par un détraqué d’extrême droite qui massacra près d’une centaine de jeunes gens. Munch connaissait bien son pays bridé par une chape de conformisme protestant et qui de temps en temps explose comme un volcan. Il disait de ce tableau : « J’ai senti monter un grand cri et j’ai entendu ce grand cri ». Munch mourut à quatre vingt ans, peut-être apaisé et ayant cessé de boire. Il vivait à la fin de sa vie dans une petite maison à Ekely, non loin du fjord d’Oslo. Il eut le temps de voir plus de 80 de ses œuvres saisies par les nazis, taxées d’œuvres dégénérées. Sa mort coïncida avec la libération de la Norvège. Il légua toute son œuvre à la ville d’Oslo qui l’abrita dans un immense musée bunker, témoin des difficiles relations qu’il entretint toute sa vie avec son pays. Au contraire d’Ensor, le peintre belge qui représente tous ses personnages avec des masques, Munch, lui, déclarait : « Je peux voir la personne derrière le masque. » Il passa sa vie justement à démasquer les sentiments de l’inconscient et n’oublia jamais les envolées libertaires de la bohème de Christiania, et à la suite de Nietzsche, il appliqua son aphorisme : « Deviens qui tu es. » Allez voir l’expo à Beaubourg « Edvard Munch, l’œil moderne » jusqu’au 9 janvier 2012.