Le chauffeur fait de l'autogestion

mis en ligne le 17 novembre 2011
Cela se passerait dans une voiture sur l’autoroute, deux gars, anars, de retour d’un congrès. À la radio, des journalistes parleraient des grandes mégalopoles d’Afrique ou d’Amérique Latine qui se développent sans plans concertés, sans ingénieurs, urbanistes et techniciens, contrairement aux villes riches d’Europe. Des populations qui, sans staffs techniques, sans pouvoir municipal digne de ce nom, construisent leurs bidonvilles, parfois en dur au fil des ans, se branchent sur les réseaux d’eau ou d’électricité comme elles peuvent, quand elles le peuvent, sans gestion salubre des déchets. Et la conclusion du géographe serait : « L’autogestion ça ne marche pas. »
Là, vu que le chauffeur de la bagnole encaisse le coup, vous vous attendez à une embardée qui déclencherait une réaction en chaîne, un carambolage monstre, un p… de b… qui nous empêcherait d’avancer, qui bloquerait la voie pendant un bon bout de temps… Et c’est bien ce qui se passe : cela s’appelle le capitalisme. « Nos journalistes et spécialistes de la question semblent oublier », comme me disait fort justement le conducteur qui n’avait pas perdu son calme, « que cet ordre économique, qui a pulvérisé des sociétés traditionnelles pour s’emparer des richesses locales, est le créateur des désordres et des misères accumulés dans ces pays ».
Et puis, en s’énervant un peu : « L’autogestion, ce n’est pas chacun se débrouille au petit bonheur la chance avec rien. » L’autogestion, cela se structure, cela s’organise, c’est se responsabiliser dans tous les sens du terme.
Là-dessus, parce qu’il est de bonne nature, pensé-je, voilà mon chauffeur qui me dit que l’on sort d’un bon congrès, où cela a bien discuté. Moi qui aurai tendance à penser : « Tout cela pour ça », je me dis qu’au final c’est vrai, qu’on a pesé beaucoup de choses, et pas seulement ce pour quoi nous étions théoriquement réunis : des sous, des acquis, un patrimoine, aussi des volontés, des envies, des projets… Pour en arriver là, on a pris le temps. Des mois de discussions, il n’y avait pas urgence, malgré les craintes d’une diffusion de plus en plus réduite et non rentable dans les kiosques, suite aux nouveaux calculs de Presstalis (messagerie de presse). Press' press’toi, vite ! Une décision ! Ben non, on a pris le temps et on continue de le prendre. C’est cela aussi l’autogestion, prendre le temps de modifier, voire changer de point de vue : j’en suis ! Reposer les termes du débat, avoir le choix, améliorer la réflexion collective. Et moi qui ai tendance à m’énerver de tant de lenteurs, je me dis que je suis sous l’arbre à palabres et je prends conscience que la sagesse est un fruit mûr. L’autogestion, c’est prendre le temps.
Et je repense à la Stratégie du choc de Naomi Klein. Je ne sais pas si tout le monde l’a lu, mais tout le monde semble l’appliquer. Pour précipiter des décisions, un peu à l’électrochoc. Justement, en parlant d’électro : le programme électronucléaire décidé en 1974 par une poignée de technocrates et de politiciens… et aujourd’hui contesté sur la place publique, c’est le contre-exemple type. On nous a servi la crise, le « choc pétrolier », c’était la fin d’un monde, le retour aux cavernes… Il fallait sauver la France ! Cocorico ! Vive le progrès et hop ! Vite fait mal fait !
On n’a pas fini d’en supporter les conséquences désastreuses. On en sort combien de milliers d’exemples où la course au profit, la précipitation, ne sont que course au précipice ? Parce que non concertées, ces décisions méprisent les populations, les ignorent et les laissent dans l’ignorance, populations à qui elles font pourtant courir des risques majeurs.
Pour le prochain 11 novembre, est-ce qu’on va rendre hommage aux morts causés par le nucléaire, par l’industrie pharmaceutique, les morts sous les bombes vendues par la France, ceux qui crèvent à petit feu à cause du lobby pesticides, les travailleurs qui meurent tous les jours d’un système qui les broie, subissant des décisions techniques, économiques à l’emporte-pièce ? Tous morts pour la Fra… le produit intérieur brut français. À cause de tous ces excités qui conduisent nos destinées et qui n’ont pas le flegme de mon chauffeur de retour d’un congrès.