Naissance d’une politique anarchiste : l’abstentionnisme et le vote protestataire avant la Commune (1863-1871)

mis en ligne le 10 novembre 2011
Proudhon avait dénoncé l’illusion d’une révolution qui se contenterait d’un changement de régime politique : « Absolutistes, doctrinaires, démagogues et socialistes, tournèrent incessamment leurs regards vers l’autorité, comme vers leur pôle unique. De là cet aphorisme du parti jacobin, que les doctrinaires et les absolutistes ne désavoueraient assurément pas : la révolution sociale est le but ; la révolution politique (c’est à dire le déplacement de l’autorité) est le moyen. Ce qui veut dire : donnez-nous droit de vie et de mort sur vos personnes et sur vos biens, et nous vous ferons libre ! Il y a plus de six mille ans que les rois et les prêtres nous répètent cela ! » Et, il concluait tout au contraire que « la révolution politique, c’est à dire, l’abolition de l’autorité parmi les hommes, est le but ; la révolution sociale est le moyen ». (Confessions, Tops, p. 36) Cette interversion du politique et du social fut l’occasion d’une polémique décisive avec les socialistes en 1849 sur la question de l’État. Le « parti de la révolution » provoqua une scission durable parmi les socialistes révolutionnaires et donna naissance au mouvement anarchiste.

Proudhon et les élections : le dévêtissement de la politique
L’idée abstentionniste se lit en filigrane de l’élaboration théorique de l’anarchisme proudhonien de 1840 à 1863. Proudhon écrivait après 1848 qu’« en ne votant pas, la démocratie socialiste frappait le monde par un acte éclatant de scepticisme politique ; elle adjurait son gouvernementalisme ; elle se grossissait de toutes les abstentions et quadruplait ainsi sa force numérique. » Pourtant, l’anarchiste s’était fait élire en 1848 pour porter au parlement l’idée d’une réforme économique radicale. Plus tard il écrira : « Je suis tenté de croire que mon élection, en juin 1848, a été l’effet d’une méprise de la part du peuple » (Confessions, p. 145). À l’occasion de l’élection présidentielle du 10 décembre 1848, il proposait de voter Raspail inéligible : « Nous le présentons… non parce qu’il est ou se croit possible, mais parce qu’il est impossible ; parce qu’avec lui la présidence, image de la royauté, serait impossible » (Manifeste électoral du Peuple) et il se brouille définitivement avec la gauche qui présentait un candidat. Aux législatives du 13 mai 1849, désigné candidat malgré lui, il fut battu de peu. Enfin, par pure bravade, en sortant de prison en 1852, il conseillait de voter pour faire face à l’Empire après avoir lui-même décliné toute candidature. Son attitude, curieusement électionniste, s’explique ici par le profond mépris qu’il affichait vis-à-vis des outragés de la gauche en exil qui refusaient, avec indignation, le serment après avoir accepté la présidence. En 1857, il est abstentionniste et il avouera dans Les démocrates assermentés s’être trompé en 1852 : « À ceux qui me reprocheraient ces lenteurs de résolution, je dirai pour toute excuse que je n’ai pas le don de première vue ; que plus un homme a contracté l’habitude de la réflexion et de la dialectique, moins il est capable de prendre une résolution soudaine ; qu’en tout cas, si je n’ai pas ici fait preuve d’un esprit prompt, j’ai du moins fait acte de loyauté et de désintéressement. » (Les démocrates assermentés, p. 33) À l’apogée de l’anarchisme quarante-huitard, Proudhon est abstentionniste par « indifférentisme », pourrait-on dire, en se moquant d’être ou non candidat et en appelant même à voter pour se distinguer des hommes de 1848. Mais, après le coup d’État de Napoléon III, il écrit : « La politique, primée, subalternisée par l’économie, mais s’obstinant à garder une position distincte, supérieure, impossible : voilà le secret de notre situation, et ce qui m’oblige, malgré toute la délicatesse du sujet à faire en ce moment acte de politique… » (La Révolution sociale, Rivière, p. 116) Mais, une politique anarchiste ne pouvait être qu’une politique négative : « Ainsi, au rebours de ce que supposent généralement les réformateurs et révolutionnaires, l’humanité, en ce qui touche ses formes primitives et son organisation préparatoire, ne marche point à des reconstitutions ; elle tend à un dévètissement, si j’ose me servir de ce terme, à une désinvolture complète. » (p. 148) C’est ainsi qu’excédé par l’obstination du pouvoir, il encourageait une liquidation politique pour rompre avec les illusions de la démocratie parlementaire. C’est ce refus politique qui va nous conduire à l’abstention motivée de 1863 et à sa conception du suffrage universelle ou constitution sociale qu’il nomme aussi « anarchie positive » ou fédéralisme.

L’abstentionnisme proudhonien : naissance du mouvement anarchiste
Dans La Justice, Proudhon remarquait que « le plus sûr est de nous en tenir au mot du fou royal : que ferais-tu, sire, si, quand tu dis oui, tout le monde disait non ? Faire accoucher de ce Non la multitude, c’est tout le travail du bon citoyen et de l’homme d’esprit. » (Fayard, T II, p. 740) Proudhon consacre trois ouvrages théoriques à la systématisation de l’anarchisme politique : Du principe fédératif et de la nécessité de reconstitué le parti de la révolution (février 1863), Les démocrates assermentés et les réfractaires (avril 1863) et De la capacité politique des classes ouvrières (publié après sa mort en 1865), où il développe l’idée d’une sécession libertaire antipolitique et préconise l’abstention aux élections. Claude Harmel écrit : « Son anarchie ne consistait plus à résorber le politique dans l’économique. Il concevait désormais une politique anarchiste. » (Histoire, Champ libre, p.311) Et en effet, Proudhon déclarait lui-même : « Bien que notre ère révolutionnaire date déjà de soixante-quatorze ans, nous sommes, pour ainsi dire, nouveau nés à la vie politique. » (Les démocrates, Rivière, p. 34) Le 31 janvier 1863, il écrit à Buzon : « Tandis que la vieille démocratie recommande sa petite agitation parlementaire, j’invite les hommes de conscience et d’énergie à réfléchir, puis à se décider, et, une fois décidés, à faire montre de leur opinion dans toutes les occasions qui leur seront offertes. Il existe en France certainement des éléments de fédéralisme : il faut les grouper. » Il convient de noter que cet abstentionnisme proudhonien n’est pas, comme on l’écrit souvent, circonstanciel. C’est tout le contraire, il le dit lui-même : « Je me déclarai, dans un écrit de circonstance, partisan du vote » (Les démocrates, p. 31). Et il se sépara avec peine, de son ami et collaborateur Darimon, qui avait pris pour règle de conduite son provoquant appel au vote de 1852. Or, par l’abstention, Proudhon pensait avec raison pouvoir se distinguer des démagogues, que Bakounine nommera très justement des endormeurs, qui avaient souhaité une limitation du gouvernement et une simplification du pouvoir en centralisant encore plus l’autorité et en renforçant l’État qu’ils prétendaient combattre. « Ce sont ces restaurations de l’autorité, entreprises en concurrence de l’anarchie, écrivait Proudhon, qui ont récemment occupé le public sous les noms de législation directe, gouvernement direct… » (Idées générales de la révolution, Garnier, p. 113). Cette prétention fait encore, de nos jours, le fond de toutes les politiques socialiste et social-démocrate.
L’ouvrier Tolain avait publié le 17 février 1864, son fameux Manifeste des soixante et lançait l’idée des candidatures ouvrières dont les élus « combleraient une lacune au corps législatif où le travail manuel n’est pas représenté ». Proudhon rendra ce texte célèbre dans la Capacité politique des classes ouvrières, mais en maintenant ferme sa consigne abstentionniste : « Il faut avant tout qu’elle (la classe ouvrière) sorte de tutelle, et que, sans se préoccuper davantage de ministère ni d’opposition, elle agisse désormais et exclusivement par elle-même et pour elle-même. » (De la capacité politique des classes ouvrières, éd. FA, T II, p. 234). Proudhon resta néanmoins isolé et s’entoura d’un comité abstentionniste qui n’eut pas le succès espéré, il en conviendra lui-même ; mais, après sa mort en janvier 1865, les jeunes socialistes révolutionnaires reprendront ses idées en se lançant dans la lutte contre l’Empire.

Les votes de protestation de 1869 à 1870 : Prélude de la Commune
À l’occasion des élections législatives de 1869, les proudhoniens constituent des comités abstentionnistes inspirés par la politique anarchiste de 1863. « Notre mot de passe, à nous fédéraux ou socialistes, car c’est tout un, c’est encore une fois en 1869 comme en 1863 ; c’est abstention ! ou vote par bulletin blanc ! » écrit J. Buzon Jeune, dans une brochure de 1869. Auguste Vermorel répète : « Il faut à tout prix sortir du cercle vicieux de la politique. » Et : « Il faut que la société fasse un retour sur elle-même et qu’elle reprenne possession de la direction de ses intérêts qu’elle a abandonnée aux partis. Il importe de substituer partout l’initiative sociale à l’initiative politique. » (Les Vampires, p. 156-159). Mais, comme en 1863, la tactique de l’abstention ne sera pas suivie par les masses. Pour être entendus, les antiautoritaires présenteront alors de curieuses candidatures « de l’abstention », nous dit Gustave Lefrançais dans ses Souvenirs, pour servir de propagande au socialisme révolutionnaire. En 1869 une certaine confusion subsistait avec les candidatures ouvrières, ainsi l’ouvrier typographe rouennais émile Aubry qui avait voté blanc en 1863, prenait pour épigraphe de sa profession de foi de « candidat ouvrier » cette phrase de Proudhon : « Si les ouvriers, en 1869, votent encore pour leurs patrons politiques, ils retardent leur affranchissement de cinquante ans. » Mais, les abstentionnistes avaient changé une chose : il ne s’agissait plus d’être représenté au parlement, les candidats ouvriers se mêlaient aux candidatures de protestation en affirmant la scission du peuple et le renversement de la politique.
Lors du plébiscite du 8 mai 1870, l’abstention s’imposait à nouveau aux révolutionnaires et le manifeste anti-plébiscitaire était sans ambiguïté : « Si vous voulez affirmer la république démocratique et sociale, le meilleur moyen, suivant nous, c’est de vous abstenir ou de déposer dans l’urne un bulletin inconstitutionnel, – ceci dit sans exclure les autres modes de protestation. » Le jurassien James Guillaume écrivait, le 7 mai, dans La Solidarité : « Convaincus par l’expérience qu’il n’y a rien à attendre ni du gouvernement, ni de la gauche, ni d’aucun parti politique, ils [les ouvriers français] ont adopté une tactique nouvelle ; et en face du plébiscite, à l’empire qui leur cri : votez oui, – à la gauche qui leur crie : votez non, ils répondent ce seul mot : ABSTENTION. Est-ce à dire que les ouvriers français soient disposés à supporter patiemment l’empire à perpétuité ? C’est tout le contraire. Ils ne veulent ni de cet empire qui les a fusillés en décembre 1851, ni de cette république bourgeoise qui les a fusillés en juin 1848 ; ils ne veulent plus d’aucun gouvernement quel qu’il soit ; ils veulent la destruction de l’État, l’avènement de l’égalité sociale. Et dans leur bouche comme dans la nôtre, ABSTENTION signifie REVOLUTION » (L’Internationale, Grounauer, T II, Vol. I, p. 35). Pourtant, les partisans du NON l’emporteront largement, et même la phrase de Blanqui – « votre bulletin de vote, c’est votre fusil » – est alors entièrement retournée. Le slogan insurrectionnel de 1848 était devenu électoraliste (Faure, Dalotel et Freiermuth, Aux origines de la Commune, Maspero). Aussi, à l’occasion des législatives du 8 février 1871, à la veille de la Commune, les abstentionnistes redevenaient « candidats de l’abstention ». La déclaration de principe du comité de la Corderie, regroupant la section parisienne de l’Internationale, la Chambre fédérale des sociétés ouvrières et la délégation des XXe arrondissements de Paris, n’avaient pas d’intentions ou ambitions électorales mais revendiquaient la « nécessité de l’avènement politique des travailleurs [la] chute de l’oligarchie gouvernementale et de la féodalité industrielle ». Il faut noter que sur les quatre élus (Pyat, Malon, Gambon et Tolain), seul le candidat ouvrier Tolain ne démissionnera pas de son poste et siégera à Versailles durant la Commune (il sera alors exclu de l’AIT). « Contrairement aux orateurs néo-jacobins, aux socialistes réformistes et à ceux qui, bien que socialistes très avancés, estiment pouvoir se servir des radicaux, la plupart des socialistes-révolutionnaires ne considèrent pas les élections comme un moyen pouvant amener la révolution. Ils se servent cependant de la campagne électorale à leurs fins propres, c’est-à-dire comme d’une bonne occasion pour faire de la propagande socialiste auprès des larges masses. C’est dans ce sens qu’il convient d’interpréter les quelques candidatures socialistes appuyées de réunions du premier tour » écrivent Faure, Dalotel et Freiermuth (Aux origines de la Commune, p. 283).

La Révolution et les élections
Il faut dire un mot des élections de la Commune, qui furent d’une certaine manière l’aboutissement de cette propagande révolutionnaire. « Il faut vaincre le pouvoir, en ne lui demandant rien, avait écrit Proudhon, prouver le parasitisme du capital, en le suppléant par le crédit ; fonder la liberté des individus, en organisant l’initiative des masses » (Confessions, p. 148). Or l’insurrection parisienne du 18 mars, suivie de l’élection de la Commune le 26 fut, dans une certaine mesure, la consécration de cette idée. Cependant, les historiens s’interrogent à propos des abstentionnistes devenus partisans de la légalité électorale de la Commune de Paris.
L’enjeu des élections d’un conseil communale n’était pas électoral mais bien révolutionnaire : il tenait à la légitimité sociale et démocratique de la révolution fédéraliste car : 1° Il écartait l’instauration d’une dictature révolutionnaire par la force militaire, 2° Il affirmait la légitimité de l’autonomie communale en dehors de l’État, 3° Il court-circuitait le retour des maires et députés de Paris qui prétendaient représenter la légalité parlementaire, 4° Il donnait à la province, l’exemple d’une commune autonome annonçant la future république fédérative. Ainsi, ce fameux « légalisme » était en fait la consécration d’une révolution sociale, non violente et non politique. C’est ce « coup » démocratique que soutiendra la minorité proudhonienne pour se préserver d’un coup d’État politique. Pour bien comprendre cette attitude des communards, il faut mesurer la détermination révolutionnaire antiautoritaire qui voulait empêcher tout retour aux visés réactionnaires d’un pouvoir déchu, en lui déniant, notamment, toute possibilité de restauration politique. Sans cette « légalité » de la Commune, la révolution sociale était dans l’impasse du coup de force et l’instauration d’une dictature révolutionnaire s’imposait en retombant dans les travers d’une révolution purement politique et autoritaire !
Il convient de distinguer ici la nature même de cette élection, d’une élection politique nationale. La légitimation des communes révolutionnaires marquait la condamnation du centralisme étatique qui était au fondement de toutes les constitutions politiques du pays. C’est aussi pourquoi l’impact de la Commune de Paris sera déterminant pour le mouvement anarchiste international. La section slave, affiliée à la Fédération jurassienne en 1872, révélait dans « une sorte de déclaration de principes » (A. Lehning) cette filiation en ces termes : « Nous ne sommes pas un parti, mais une commune révolutionnaire. Entre la commune révolutionnaire et un parti, il y a autant de différence qu’entre l’anarchie et l’État. De même qu’un État n’est pas l’expression des intérêts du peuple, mais représente uniquement la domination d’une minorité, de même un parti ne peut jamais personnifier les intérêts de la révolution et ne fait que servir les fins et les désirs des individus. Seule l’union des groupes révolutionnaires entièrement libres et autonomes, la fédération des communes révolutionnaires, peut être le représentant de la révolution. » (Lehning, Archives Bakounine, T 6, p. LXIX) L’originalité de la révolution communaliste reposait sur l’idée antiautoritaire d’une république universelle fondée sur l’idée fédérative des peuples. On ne peut pas confondre cette recherche de légitimité démocratique par une constitution sociale avec le légalisme bourgeois des élections pour une constitution politique. Ainsi, on ne confond pas la pratique du vote en milieu ouvrier et syndical et la « législation directe » par le peuple. L’abstentionnisme, comme l’avait vu Proudhon, et comme l’adopteront les anarchistes après la Commune, était un rempart contre les ambitions et prétentions politiques des partis qui se fourvoyaient dans le parlementarisme. C’est ainsi que les luttes « politiques », y compris révolutionnaires qui mènent généralement aux dictatures des partis, furent rejetées par les anarchistes au profit des luttes sociales. C’est ainsi que l’abstention systématique fut adoptée, tant que la réalité pluraliste du « suffrage universel » n’est pas libérée de toute représentation politique. C’est là qu’il faut y voir le principe d’une politique anarchiste qui, comme l’écrivait Gaetano Manfredonia, est « notre tactique de toujours » (Volonté anarchiste n°40, 1992).

Claude Fréjaville