Chronique néphrétique

mis en ligne le 10 novembre 2011
Les temps changent. Parfois assez vite. Parfois très lentement. Avec des rythmes, des tempos différents. Pas là où on croyait, pas comme on croyait.
Gamin, un des combats qui m’a marqué était celui des objecteurs et des insoumis. Lors des réunions, nous parvenaient des nouvelles des gars au cachot, des humiliations que les gradés leur faisaient subir, du cirque qu’il leur fallait faire, des simulations pour éviter l’année de service. J’ai souvenir de Guy, parti chevelu et revenu rasé. Et cette vision m’avait blessé, et attisé en moi la haine, bien plus que lorsque le coiffeur m’a rasé à mon tour, bien des années plus tard. À l’époque les garnisons françaises pullulaient en Allemagne. Paraît qu’il n’y a plus de militaires français à Trèves… Et quand je parle de cette époque, les gamins me regardent avec des yeux comme des soucoupes. Un an à l’armée ? Ah bon ? Les temps changent.
À la même époque (à partir de 1974) le gouvernement français mettait en place le deuxième plus gros programme électronucléaire du monde. Et dans la grande tradition française, notre gouvernement actuel persévère dans la connerie. En Belgique, il n’y a pas de gouvernement, mais les partis se mettent d’accord pour sortir du nucléaire ! D’accord les Belges n’ont que deux centrales avec sept réacteurs, mais qui produisent 55 % de leur électricité ! Ce n’est pas directement la pression populaire, ce n’est apparemment pas une percée des écolos traduite en postes négociés, mais c’est acté. Les temps changent.
Il y a 30 ans, ailleurs qu’à Paris, il était quasi impensable-impossible de s’afficher homosexuel. Aujourd’hui, la reconnaissance se fait devant la justice. Une juge de Bayonne a accordé à une femme pacsée avec une autre l’autorité parentale conjointe sur les jumelles mises au monde par cette dernière. La juge remarque « les attestations multiples » faisant état « d’un couple uni, bien intégré dans leur milieu familial et social, et dont les qualités éducatives et affectives à l’égard des deux enfants sont reconnues ». Là où c’est neuf, c’est que le jugement n’est assorti d’aucune mention explicite de « circonstance » particulière. Par exemple un cas clinique, qui justifierait une mesure de sauvegarde pour les enfants. « Le point le plus important à retenir dans cette décision est que l’homoparentalité est enfin juridiquement reconnue », a affirmé l’avocate. Les temps changent.
Bien sûr, rien n’est fini : l’armée existe toujours, j’ai une centrale à 20 bornes de chez moi, et l’on tue encore des gens parce qu’ils sont homosexuels. Mais tout de même, des combats qui à une époque me semblaient cruciaux ; des oppositions, des conflits semblent se déliter, se dissoudre dans l’air du temps. Comme absorbés par de nouvelles générations, par l’Histoire qui avance. Je ressens comme un malaise, un truc diffus, dérangeant. Comme une arythmie. Comme de ne pas être au tempo. Qu’est-ce qui me met mal à l’aise ? De ne pas avoir vaincu par KO ? Que les avancées se fassent par des chemins autres que ceux que j’imaginais ?
Dans d’autres domaines, c’est le contraire : tout se précipite, ce qui était prédit depuis des lustres se réalise : krach etc et mes contemporains, ceux qui m’entourent, les pas militants, semblent ne pas voir (ou vouloir voir) le désastre annoncé. Les nouvelles se succèdent, mais l’écran fait écran. Pour échapper au réel. Du virtuel qui ne se matérialisera et ne les touchera qu’au dernier moment, dans leur poste, dans leur salaire, dans leur chair. C’est loin la Grèce.
Et j’entends des intellectuels tunisiens, devant les résultats des élections, devant l’emprise religieuse, se reprocher de ne pas avoir été assez proches du peuple, et qu’il faut « y retourner ».
Alors, qu’il s’agisse d’une incontrôlable course à l’abîme, ou/et d’une « stratégie du choc » à très grande échelle, ayant pour objectif de pressurer comme jamais les populations apeurées, les événements économiques qui se succèdent vont déclencher des réactions en chaîne, des luttes, des changements de conception, de nouvelles formes d’organisation. J’espère que nous prendrons les moyens pour avancer au tempo du monde, et même pour donner le rythme à la danse.