Un regard internationaliste sur l’expérience nazie

mis en ligne le 3 novembre 2011
Parmi l’abondante production sans cesse renouvelée des ouvrages consacrés à l’expérience nazie, rares sont ceux qui adoptent un point de vue internationaliste et proposent une lecture des événements « vus d’en bas ». C’est donc une bonne surprise de voir ce gros pavé jeté dans la mare de l’histoire patriotique par un auteur habitué des colonnes du Monde libertaire, et la surprise est d’autant plus agréable que ledit pavé (presque 900 pages) s’avère remarquablement documenté et rédigé d’une plume alerte.
À l’origine de ce livre, nous dit François Roux dans son introduction, il y a une question ancienne – mais dont chacun voit bien qu’elle pourrait bientôt redevenir d’actualité : si la crise venait à s’envenimer, risquerions-nous de sombrer dans le fascisme radical ? Convaincu que la compréhension du passé est essentielle pour anticiper l’avenir, l’auteur de Auriez-vous crié « Heil Hitler » ? a choisi pour y répondre d’interroger l’expérience dictatoriale la plus proche de la nôtre, celle de l’Allemagne hitlérienne.
La comparaison est-elle pertinente ? Sans occulter le poids de la Grande Guerre, perdue par l’Allemagne en 1918, François Roux dresse un parallèle convainquant entre les sociétés développées d’aujourd’hui et la République de Weimar à la veille de la grande crise des années 1930 : le même système capitaliste, le même substrat religieux et culturel, un haut niveau d’éducation, une constitution démocratique, mais aussi une économie minée par l’endettement, des inégalités vertigineuses en augmentation constante et une classe dirigeante corrompue dans laquelle les citoyens n’ont plus confiance. Ajoutons qu’en 1928, le parti nazi végétait à 2,6 % des suffrages. Quatre années de crise aiguë plus tard, commençait la dictature la plus effroyable que l’histoire ait connue.
Les deux premières parties du livre (1918 -1933 et 1933-1946) revisitent l’histoire de l’Allemagne « à hauteur d’homme » en s’appuyant sur des dizaines de témoignages de contemporains écrits au fil des jours et en les confrontant aux recherches les plus récentes des historiens. Les témoignages rappellent que nous avons l’habitude de regarder l’histoire dans un rétroviseur et que nous interprétons les événements du passé en fonction des conséquences que nous leur connaissons. Les journaux intimes et les correspondances des gens ordinaires obligent à se projeter dans ce qui fut leur présent et à se demander : « Et moi, qu’aurais-je fait ? » Ainsi, nous n’ignorons rien des abominations perpétrées par le régime nazi et nous en déduisons qu’il aurait mieux valu tout risquer, même une guerre civile, plutôt que de laisser Hitler s’installer au pouvoir. Mais les Allemands de janvier 1933 pouvaient-ils le savoir ? À cette question, comme à beaucoup d’autres – les Allemands ont-ils voulu le nazisme ? Hitler les a-t-il « achetés » ? Adhéraient-ils au national-socialisme ? Auraient-ils voté nazi en janvier 1936 s’il y avait eu des élections libres ? Étaient-ils informés du génocide et l’approuvaient-ils ?) –, François Roux apporte des réponses étayées, détaillées et nuancées car il apparaît que, parmi les Allemands d’alors, toutes les attitudes étaient représentées, depuis l’obéissance fanatique au Führer jusqu’à la résistance armée à son régime, en passant par toutes les graduations de l’immense « zone grise » dans laquelle se mouvait la majorité des sujets du « Reich de mille ans ». Au fil des pages, revient d’ailleurs un leitmotiv qui était déjà omniprésent dans le premier livre du même auteur : comment connaître l’intime conviction des sujets d’une dictature quand la moindre expression divergente peut envoyer au camp de concentration, quand la dénonciation devient un mode de régulation des conflits privés, et quand avoir refusé de crier « Heil Hitler ! » conduit à coup entre les griffes de la Gestapo ?
Pouvait-on résister au Troisième Reich, et comment ? C’est à quoi s’attache la seconde partie du livre, en analysant le comportement des institutions (les partis politiques, les syndicats, l’Église, l’armée, l’Université), celui des groupes (les jeunes, les femmes, les catholiques, etc.) et enfin, celui des individus qui n’approuvaient pas le régime. Pour étudier ce dernier champ, rarement évoqué, même dans les livres centrés sur la résistance à Hitler, François Roux procède méthodiquement, attitude par attitude, passant de l’« émigration intérieure » à l’exil, du refus de coopérer au sabotage, et de l’aide aux persécutés aux attentats, sans oublier de remettre à leur place ces pseudo-résistants que furent les épiscopats ou les officiers du 20 juillet 1944, ni de rendre justice aux éternels oubliés de l’histoire académique : déserteurs, délinquants, jeunes marginaux, Témoins de Jehova, ainsi qu’aux innombrables anonymes que rien ne prédestinait à devenir des héros…
L’ouvrage s’achève par un retour à la question initiale : la même catastrophe pourrait-elle recommencer et, surtout, comment l’empêcher ? Sans dévoiler l’argumentaire des derniers chapitres ni leurs conclusions, on peut citer un passage du texte parmi ceux qui font le lien entre passé et présent : « La bataille contre les nazis était virtuellement perdue dès le début de la crise économique, quand les gouvernements de droite successifs ont pu mener une politique ultraréactionnaire sans provoquer de riposte efficace des travailleurs. En faisant passer leurs querelles avant la lutte contre l’aggravation vertigineuse des inégalités sociales, les partis de gauche ont détourné la révolte de ceux qu’ils étaient censés représenter et qui leur faisaient confiance. Les militants socialistes et communistes ont été réduits à l’impuissance par les choix politiques de leurs directions et ces choix ont été possibles parce que ces directions échappaient au contrôle de leurs mandants. »

Macnovic