Le congrès de la CFDT : un tournant dans le monde syndical !

mis en ligne le 1 juin 1970
Le dernier congrès de la CFDT, même si on ne peut juger de ses débats que de l’extérieur, fut un congrès auquel on aurait aimé assister pour participer aux discussions fondamentales qui ont opposé les trois grandes tendances qui s’affrontaient. Disons-le nettement, leur richesse était sans aucune comparaison avec ceux monolithiques d’une CGT politisée et dans les fers ou ceux de Force Ouvrière où l’originalité et la vigueur révolutionnaire tombe à plat dans une atmosphère réformiste et indifférente à tout ce qu’y entend s’évader du conformisme, du conservatisme, de l’immobilisme.
Lorsqu’on réfléchit aux débats passionnés de ces trois jours, on peut d’abord tirer une conclusion. La CFDT a subi la tentation du syndicalisme révolutionnaire, mais a dit Eugène Descamps son secrétaire général, elle doit renoncer à cette vocation qui, finalement, la couperait de la grande masse des travailleurs qui, elle, n’est pas révolutionnaire. Tradition qui s’inscrit très caractéristiquement dans la continuité syndicale que Malatesta avait définie avec lucidité en 1907 mais qui s’oppose ou tout au moins se concilie mal avec une autre déclaration de Jeanson, je crois, et qui constate que les positions qui seront celles de l’organisation devront être popularisées ou expliquées devant les adhérents. Ce qui suppose, avec logique, que le syndicat interprète la volonté consciente des travailleurs lorsqu’il s’agit de revendications immédiates mais la devance de façon à leur faire prendre conscience lorsqu’il s’agit de revendications de structures, ce qui est justement le caractère de la proposition syndicaliste révolutionnaire.
Cette ambiguïté, qui ne fut pas seulement celle de l’équipe de tête de l’organisation syndicale mais également celle de tous les participants, fait que si aucune des tendances n’aura de contenu syndicaliste révolutionnaire formel, chacune d’entre elles, à un moment donné, se référera à des positions qui relèvent d’un des aspects du syndicalisme révolutionnaire mais qui sera neutralisé par son complément réformiste et politique.
Et on peut dire que ces débats furent un amalgame de syndicalisme révolutionnaire, de syndicalisme réformiste et de syndicalisme politique et que le succès de Descamps et de ses amis fut justement celui du juste milieu de l’équilibre entre toutes ces propositions. Et ce n’est rien d’autre, à un niveau supérieur bien sûr, et avec des vues originales et modernes que cette synthèse que nous connaissons dans d’autres organisations dites démocratiques et je pense en particulier à Force Ouvrière. Mais voyons un peu ce que fut le contenu des trois propositions faites au congrès, ou plutôt quels sont les aspects de ces trois propositions qui peuvent nous permettre d’inscrire cette organisation dans l’évolution économique et sociale de notre époque.

Les bonnes intentions et les bons sentiments
Pour qui connaît Declercq, le projet d’ « orientation des Pays de Loire » n’étonnera pas. Et lorsque cette résolution proclame que « tant que les structures dominantes de l’économie seront aux mains de la bourgeoisie et de son pouvoir politique une tentative d’autogestion est vaine », il a raison. Il pose alors le préalable à la transformation des structures, de la révolution sociale, et nous ne pouvons qu’être d’accord car une centaine d’années d’expérience nous a appris que depuis « Arcadie » toute tentative de construire le communisme libre dans le cadre d’un régime capitaliste se soldait par un échec. Mais supprimer le système économique ou politique n’est pas une fin en soi et ce qui importe c’est à qui reviendra cette économie et à quel pouvoir politique sera-t-elle conférée. En réalité, la propriété des moyens de production ne doit appartenir à personne en propre, elle doit être la possession de ceux qui s’en servent pour le temps où ils s’en servent et doit passer automatiquement entre les mains de ceux qui les remplaceront lorsque le temps de la retraite sonne pour leurs possesseurs momentanés. Et à ce sujet on peut conseiller à Declercq et à ses amis de relire attentivement la théorie de la possession de Proudhon qui, justement, s’oppose à la propriété par l’État comme par tout autre groupe, des instruments de production et d’échanges, en dehors de ceux qui les utilisent.
Cependant qu’une proposition même incomplète comme celle des « Pays de Loire » ait pu recueillir un nombre important des mandats est réconfortant et Declercq a beau jeu de répondre à Jeanson qui lui rétorque que les travailleurs ne sont pas encore en état de comprendre une telle proposition, que c’est justement en la proposant que l’on pourra faire jouer au syndicat le rôle éducateur de la classe ouvrière qui est le sien.
Krumnow monte à la tribune pour défendre une motion sur un « syndicalisme de classe, de masse, démocratique et unitaire ». Voilà un assemblage de mots qui ont une résonance qui ne nous est pas inconnue. Il se veut dans le courant de mai et se défend d’être gauchiste. Il rejoint le syndicalisme révolutionnaire lorsqu’il proclame qu’il n’est à gauche de personne. Va-t-il jusqu’à rejoindre ceux qui refusent de rallier le collectivisme libertaire et égalitaire ? Nous n’en sommes pas là ! S’il décèle les insuffisances de la propositions Declercq, il ne définit pas mieux ce que sont aujourd’hui les classes et lorsqu’on le lit, son verbiage n’est pas sans analogie avec celui de toutes les écoles trotskystes, ce qui finalement le ramène à un examen erroné des réalités économiques actuelles. Il accueillera bien sûr l’adhésion des « enfants pauvres » de ce congrès, c’est-à-dire d’une variété de trotskysme qui n’est pas sans analogie avec le groupe Lambert de Force Ouvrière. On peut également discuter cette différence arbitraire qu’il fait entre la révolte et la révolution car c’est justement l’addition judicieuse du sentiment et de la raison, c’est-à-dire de l’explosion du sentiment de révolte avec la réflexion révolutionnaire, qui est le trait dominant du syndicalisme révolutionnaire.
Jeanson, en défendant la proposition de la majorité, aura raison de faire remarquer l’ambiguïté de la définition de classe de ses adversaires. Un marxisme d’épiderme empêche naturellement le congrès d’aller au fond des problèmes et ce qui sera la formule qui ralliera tous les participants, même si ces participants ne la remplissent pas avec les mêmes éléments, c’est l’autogestion. La CFDT même si elle a des perspectives révolutionnaires doit, si elle veut rester une organisation de masse, faire une politique de réformes dans le cadre des structures actuelles de la société, proclame-t-il. Descamps, lui, avait dans son rapport mis l’accent sur la personnalité humaine et rejoint ainsi une des préoccupations qui de tout temps fut celle du syndicalisme révolutionnaire.
Oui, à la vérité, chacune de ces tendances avait emprunté au syndicalisme révolutionnaire une formule rejetant les autres au nom du réalisme; ce qui permit d’assister à des débats dont tout l’esprit révolutionnaire était évoqué par les uns et par les autres pour être ensuite rejeté en faveur d’un mot d’ordre central destiné à être la formule magique du ralliement.

L’autogestion
À cet instant, les hésitations, les compromis du congrès ressemblent furieusement à ceux qui présidèrent quinze jours plus tôt le séminaire des responsables parisiens de Force Ouvrière sur le sujet brûlant: « Le syndicalisme dans la société moderne ».
Ce qui manque à ces assises, c’est une crédibilité globale au destin du syndicalisme qui dépasse les problèmes économiques actuels et même les structures d’une économie nouvelle. Elles recueillent devant les problèmes fondamentaux du syndicalisme qui n’est pas d’être le complément du politique mais d’en assurer la relève. Cependant, même si le congrès de la CFDT n’est pas encore rendu à ce stade logique qui doit marquer l’émancipation totale du travail, la voie où elle s’engage et les remous qui se produisent en son sein peuvent l’y conduire et c’est ce qui explique la grise mine de certains organes de presse qui, tel L’Observateur, ne sont rien d’autre que des officines de défense des intérêts particuliers des notables de gauche dont l’évolution du syndicalisme met les intérêts en péril.

Le fond du problème
Le dénominateur commun des tendances diverses de la CFDT, c’est l’autogestion. Un mot ! Mais les mots sont comme les langues d’Esope. Ils peuvent contenir le meilleur comme le pire. On ne doit les juger que par ce qu’ils contiennent de réalité formelle. Or pour le congrès, si le mot a constitué un lien, c’est justement parce que chacun a pu lui conférer une substance diverse et parfois contradictoire. Je voudrais dire à mes camarades de la CFDT comme à mes amis qui à Force Ouvrière travaillent dur le « syndicalisme dans la société moderne » ce que nous entendons, nous anarchie-syndicalistes, lorsque nous parlons d’autogestion.
L’autogestion n’a aucune espèce de vertu en soi. Il s’agit d’une méthode pour administrer, organiser, définir les caractères d’une entreprise. À ce stade informel, c’est une technique qui, comme toutes les techniques, a ses aspects positifs ou négatifs. Mais le cadre et les structures actuelles de l’entreprise sont construites de telle manière que cette entreprise soit l’outil d’une classe qui, à travers les mécanismes du profit, de l’accumulation et en fin de compte de l’hérédité, de la propriété, permet à cette classe de se continuer. Nous voulons détruire ce monopole de classe, par conséquent nous voulons changer les structures de l’entreprise. Les nouvelles structures ne se justifieront pas parce qu’elles sont différentes des anciennes, mais parce que justement au-delà de la technique proprement dite, elles changeront les rapports pas seulement économiques mais également moraux, spirituels que les hommes qui participent aux diverses fonctions entretiennent entre eux.
En fait, l’autogestion est un moyen et non pas un but, qui reste l’émancipation des travailleurs. Et à cela le congrès n’a pas répondu. S’il a longuement parlé de l’autogestion, du socialisme, des masses, il n’a pas déclaré que derrière ces mots qui appartiennent à tous et que chacun remplit comme il l’entend, il y avait la libération économique et sociale c’est-à-dire l’égalité économique qui ferait que tous les hommes auront des moyens économiques identiques pour bâtir une vie qui soit le reflet de leur personnage.
Tout s’est passé comme si les trois tendances du congrès se trouvaient satisfaites ou plutôt se trouveraient satisfaites si tous les travailleurs de l’entreprise participaient à sa gestion. À ce stade-là je me refuserais pour ma part à les suivre car une participation qui laisserait en place les inégalités économiques au sein de l’entreprise équivaudrait à s’assurer la collaboration des masses exploitées pour qu’elles organisent elles-mêmes leur exploitation.
Je sais que certains militants vont s’écrier que cela allait de soi. Mais ça irait encore mieux si on le disait. Le but de l’organisation syndicale, c’est l’égalité entre tous les hommes et l’autogestion est parmi d’autres un des moyens de réaliser cette égalité.
Et en n’employant pas ce langage simple, les militants de la CFDT peuvent laisser supposer que, comme le capitalisme, ils reprennent à leur compte certaines formules populaires dans les milieux ouvriers de façon à ce que se constitue d’une manière différente ou pour le profit d’une nouvelle classe sociale de bureaucrates économiques ou syndicaux, les différenciations de classes qui sont déterminées par les différenciations des niveaux de vie des hommes.
Il se peut que dans cette analyse je me sois trompé, mais alors qu’ils nous le disent vite de façon que tout devienne clair.