Benjamin Péret : poète et révolutionnaire

mis en ligne le 7 novembre 1996
Après Le Droit à la Paresse de Lafargue ; après la Modeste proposition – Ô combien actuelle – pour empêcher les enfants des pauvres d’être à la charge de leurs parents de Swift ; après Sade ; La Boétie ; après le Dieu et l’État de Bakounine, il convient de saluer, sans restriction, d’un coup de soleil rouge et tranchant, la parution de l’excellent texte de Benjamin Péret, Le Déshonneur des poètes * aux éditions des Mille et une Nuits.
Manifeste de la poésie véritablement révolutionnaire écrit en opposition à L’honneur des poètes, recueil de détritus patriotards, ce texte de Péret souleva un véritable tollé parmi les bardes et les tenants de la poésie dite de célébration.
Nous sommes en 1945 et la mode est aux « listes noires », au chauvinisme exacerbé et, réalisme oblige, à la politique de la main tendue entre chrétiens et staliniens. Louis Aragon, dans une France où les vocations de résistant fleurissaient aussi soudainement que les pissenlits sur le fumier, passait allégrement du rôle d’aboyeur du Guépéou – en lequel il voyait jadis la « figure dialectique de l’héroïsme » 1 – à celui de patriote professionnel. Dans le style faux derche nationalo-moralisateur, il y avait encore l’ancien dadaïste Georges Ribemont-Dessaignes – que Benjamin Péret surnommait « Grand-Rat-Déjeté » - pour y aller de son petit couplet : « Dans une plaquette intitulée Déshonneur des poètes, Benjamin Péret avait cru bon d’insulter ceux qui, au mépris du surréalisme pur, avaient choisi l’action directe, nationale, politique… et étaient restés en France, sur les lieux du crime… » 2
Dans ce climat d’après-guerre particulièrement favorable à toutes les compromissions, où l’obscurantisme sous toutes ses formes servait de terreau aux nouveaux fétiches, Le Déshonneur des poètes n’avait d’autre objet que de rétablir la poésie dans sa véritable vocation. Il s’ensuit que la critique développée par Péret, loin de remettre en cause ceux qui avaient lutté contre le nazisme, s’attaquait essentiellement à la transformation de la poésie en slogan publicitaire. À cette poésie de circonstance étalée dans L’Honneur des poètes, dans laquelle la flagornerie rythmait la célébration des chefs providentiels, du catholicisme et du patriotisme, Benjamin Péret oppose la poésie : « source de toute connaissance et cette connaissance elle-même sous son aspect le plus immaculé ».
C’est assurément au nom d’une conception élevée de la poésie et, au-delà, de la signification même du fait culturel, que Benjamin Péret réagit à l’encontre des poètes dits résistants. Sa mise en relief des liens indissolubles entre l’art et la révolution ; entre la poésie en tant que volonté de « changer la vie » (Arthur Rimbaud) et l’acte révolutionnaire comme condition globalisante de la créativité où l’éthique, fondée sur le désir et la révolte, s’allie à l’esthétique. Pourtant, si pour Péret il existe une parfaite adéquation entre la qualité de poètes et celle de révolutionnaire, il ne s’ensuit pas qu’il y a identité entre le terrain de l’action sociale et celui de la poésie. Et c’est bien là tout le sens du Déshonneur des poètes, que d’insister sur le risque qu’accompagne l’acte poétique de se perdre lorsqu’il se met au service d’une finalité qui lui est extérieure.
Dès sa constitution, dès ses premières textes fondateurs, le surréalisme s’est voulu plus et autre chose qu’une école littéraire. Et, manifestement, des paroles prophétiques du jeune Rimbaud : « La poésie ne rythmera plus l’action ; elle sera en avant » 3, à ce « cri de l’esprit qui retourne vers lui-même et est bien décidé à broyer ses entraves, et au besoin par des marteaux matériels » 4 ; le chemin parcouru par la révolte surréaliste n’a eu cesse de tendre vers des horizons où la vie se déploie, enfin, à hauteur d’homme. Aussi, critiquant la tournure litanique, le retour à l’alexandrin, l’enserrement de la parole poétique dans le carcan des formes fixes et périmées qui caractérisent les productions des poètes « résistants », Péret y dénonce une mise au pas de la parole où forme et contenu « réagissent l’un sur l’autre dans une course éperdue à la pire des réactions » 5. C’est donc au nom des principes irréductibles du surréalisme, dont il fut une des figures de premier plan, qu’il critique cet usage de la poésie comme palliatif servant à exalter les valeurs patriotiques tout en laissant intact le système qui est à l’origine de l’aliénation humaine. Exemple particulièrement saillant de la mise au pas de la poésie, cette ode à Joseph Staline de Paul Eluard parue dans L’Humanité du 8 décembre 1949, illustre et corrobore parfaitement le sens et la teneur du propos de Péret :

Staline dans le cœur des hommes est un homme
Sous sa forme mortelle avec des cheveux gris
Brûlant d’un feu sanguin dans la vigne des hommes
Et rend à leurs travaux la vertu du plaisir
Car travailler pour vivre est agir sur la vie
Car la vie et les hommes ont élu Staline
Pour figurer sur terre leur espoir sans bornes


Hormis le débat portant spécifiquement sur les moyens, les buts et la finalité de l’activité poétique, la trajectoire militante de Péret disqualifie totalement le propos de Dessaignes que nous avons cité plus haut. Depuis son séjour au Brésil où, dans les années vingt il se fit expulser en tant qu’agitateur « communiste », à sa présence dans les rangs du POUM et ensuite dans les milices anarchistes pendant la révolution espagnole, tout nous révèle que pour lui « les lieux du crime » se trouvaient partout où l’homme était livré en pâture à l’exploitation et à l’asservissement. Militant révolutionnaire internationaliste, rejoignant dès les débuts le combat de l’opposition au stalinisme, ses choix politiques, pour lui qui était si peu consensuel, s’inséraient dans une perspective située bien au-delà de l’alternative : dictature ou démocratie bourgeoise.
Dans sa postface au Déshonneur des poètes, Joël Gayraud conclut sur la cohabitation du geste critique et du jaillissement de la parole poétique chez Péret. C’est sans doute là, dans ce souci toujours maintenu de ne faillir ni à l’un ni à l’autre, qu’il faut voir les raisons du mauvais accueil qui fut fait à ce texte lors de sa parution. Du reste, par ces temps où, depuis belle lurette, les poètes sont loin d’être les seuls à se déshonorer, c’est un acte de salubrité mentale que de lire Péret.

Alfredo Fernandes



* Le déshonneur des poètes, Benjamin Péret. En vente à la librairie du Monde libertaire, 10 F.
1. Louis Aragon in Prélude au temps des cerises, 1931.
2. Georges Ribemont-Dessaignes in Déjà jadis, Éd. Julliard, 1958.
3. Arthur Rimbaud in Lettres dites du voyant, Éd. NRF, Poésie Gallimard.
4. Déclaration du 27 janvier 1925 in Tracts surréalistes et déclarations collectives, Éd. Eric Losfeld.
5. Benjamin Péret in Le déshonneur des poètes.



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


nieljo

le 9 juin 2014
Peret :"Paul Eluard, qui de tous les auteurs de cette brochure, seul fut poète".... et il cite un extrait de "Liberté",
qui, pour moi, correspond à "Chimes of Freedom " de Dylan.

...Impossible égarement de la fascination pour Staline, qui n'a pas été élu, que je sache, et d'ailleurs on s'en fout...
tous ces millions de morts sont certainement l'effet de " l'Ere de fer" prévue par les Vedas (B.Gitâ), Vedas lesquels on trouve aussi la poésie mentionnée comme essence même de la force qui créé ce monde, "matrice de l'Être et du non-Être"(Atharva, 4, 1) notion que Benjamin exprime très bien au début du "déshonneur"