Dernier lever de rideau pour Guy Debord

mis en ligne le 15 décembre 1994

Nous ne savons pas comment il est mort, et encore moins pourquoi. On sait seulement que Guy Debord, mercredi 30 novembre aux environs du soir, s’est retiré la vie ; cette vie que dans les dernières années lui-même – peut être le dernier des situationnistes resté en partie fidèle à sa propre image d’ennemi irréductible de la société du spectacle – avait contribué à rendre mystérieuse, évanescente, absente. Paradoxalement, on pourrait dire que réellement sa mort lui aura rendu la vie, dans le sens où cela a rétabli la réalité humaine (cette mort qui nous est commune) d’un personnage dont la notoriété et l’attitude de refus transformeront l’existence en une longue pièce de théâtre, où jusqu’à la fin il voulut improviser. Mais qui était Guy Debord ? Il y a plusieurs façons de répondre, mais en même temps de telles réponses interdiraient de comprendre son identité de « personne indicible ». Écrivain ? Cinéaste ? Situationniste ? « Docteur en rien » comme il aimait se définir lui-même dans un de ses derniers livres ? Sûrement toutes ces choses à la fois, mais justement parce que « choses » - ce qui revient à dire choses faites par lui – qui ne furent certes pas sa véritable identité. Ce n’est pas pour rien que les nombreux quotidiens français qui ont rapporté la nouvelle de son suicide, non seulement n’ont pas dit comment et pourquoi il est mort, mais n’ont rien dit non plus de lui, se limitant à décrire quelles choses il a faites, quelles choses il a dites, comment il l’a fait, comment il l’a dit, oubliant de dire qui, Guy Debord, était. En réalité, ce fut surtout le mystère qui en créa l’aura d’aventurier impénétrable, peu disponible pour les médiations et plutôt favorable aux violentes disputes ; Guy Debord aimait en fait dissimuler sa propre personnalité derrière une couverture de ragots, suppositions, et jusqu’à même la méchanceté dans ses confrontations, mais jamais apparaître au grand jour. Du reste, pour une personne qui a écrit un livre : La société du spectacle, où le monde est considéré comme un spectacle – ce qui veut dire une image fausse que le système économique produit de lui-même afin de dominer la société – la visibilité ne pouvait être que totalement refusée. Ainsi les rares photos – que consciemment il avait faites de façon à ce qu’elles soient publiées de son vivant – étaient le plus volontairement du monde voilées et en bonne part elles le rendaient jeune par rapport à l’âge qu’il avait à ce moment-là. Oui, son impératif était l’invisibilité !

Ce n’est pas par hasard que sa première œuvre publique fut un film de 1952 : Hurlement en  faveur de Sade, dans laquelle l’image était complètement absente et le spectateur – stupéfait en vérité de cette provocation de pur style surréaliste – assistait à une séquence alternée dans laquelle l’écran apparaissait blanc puis noir, et pendant laquelle il écoutait un fonds de dialogues atones de nombreuses personnes jusqu’au dernier « plan » noir d’une durée de 24 minutes dans le silence total. Ce fut cela la première déclaration de guerre contre le spectacle que Debord entreprit au cours de sa vie ; une déclaration de mort au cinéma, alors considéré comme l’essence de la forme artistique produite par la société bourgeoise et pour cela synthèse extrême de ses valeurs en pleine décomposition, puisque expression non d’une construction de situation en mesure d’élargir la vie quotidienne, mais d’un système de falsification de la réalité afin de la supprimer et de la substituer à travers une production d’images destinées à séparer l’individu de son propre vécu et faire de lui un participant illusoire du spectacle de la marchandise en tant que désormais lui-même marchandise/produit de ce spectacle.

La fondation en 1957 de l’internationale Situationniste fut, en partie, la conséquence logique de ces présupposés artistiques. Issue du milieu culturel européen comme confluent de nombreuses expériences artistiques (COBRA, Internationale lettriste, mouvement pour un Bauhaus de l’image, comité psychogéographique de Londres), l’IS depuis le début chercha à représenter – surtout à travers Debord qui fut le rédacteur du rapport constitutif de l’organisation – la critique de l’art à travers la nécessité de la dépasser grâce à la construction de situations libérées dans lesquelles la vie puisse effectivement expérimenter ses propres possibilités et n’être pas enfermée dans la répétitivité d’images-rôles que la société du spectacle construisait afin de la dominer et de l’exploiter. Mais déjà dans les premières années les différentes têtes de l’IS furent contraintes de s’affronter entre elles, et Debord – qui représentait sûrement parmi ceux-ci l’esprit le plus cohérent avec ses objectifs d’une critique totale de l’art et toute expression culturelle orientée vers la production de valeurs séparées de la vie concrète (et pour cela incapable de la transformer radicalement) – prit le meilleur dans les confrontations avec ceux qui présupposaient le dépassement de l’art comme une simple récupération de la critique architecturale et urbanistique afin de fabriquer des « œuvres d’art » non plus sur toile, mais dans l’espace social d’une cité.

Ainsi, les premières années de la décennie 1960 furent les années de la vote-face politique de l’IS, et coïncideront avec les années d’engagement politique de Debord ; un engagement destiné à faire en sorte que son organisation – désormais presque épurée du courant artistique – devint le point de ralliement entre l’expérience de l’avant-garde culturelle européenne et l’expérience des mouvements politico-révolutionnaires, représentés en France par quelques revues (Arguments, et Socialisme  et Barbarie) du « révisionnisme » marxiste. Ce furent ces années-là durant lesquelles Debord collabora aux séminaires de Lefebvre à Nanterre, et pendant lesquelles put aussi être développée la critique de la vie quotidienne que déjà le philosophe et sociologue nanterrien avait théorisée sur la fin des années cinquante. La critique de la vie quotidienne petite sœur de l’analyse de l’aliénation/séparation produite par la société spectaculaire, devint le corpus théorique de l’Internationale situationniste que Debord contribua à mieux expliquer dans son livre le plus fameux, le déjà nommé La société du spectacle, dans lequel l’expérience théorique et organisationnelle du conseil ouvrier (empruntée suite à la rencontre avec Socialisme et Barbarie) représentait le débouché politico-révolutionnaire. Le scandale de Strasbourg et les événements de Mai représenteront non pas tant la confirmation du fait que Debord et l’IS allaient croissants dans ces années-là (comme l’a toujours soutenu l’hagiographe historique de ce mouvement), mais plutôt la rencontre fortuite – et par bien des côtés propice – entre la pratique contestataire et révolutionnaire du mouvement de 1968 et la nécessité de trouver « quoi faire » de la part de la théorie situationniste. Pourquoi : s’il n’y avait pas eu le Mai français, peut-être l’IS aurait-elle pu devenir ce qu’elle sembla être ensuite (c’est-à-dire l’« l’état majeur » de la révolution moderne) ? Et l’œuvre de Guy Debord serait-elle apparue comme clairvoyante et prophétique, ce qu’induisent de nombreux commentaires qui retiennent ses livres sur le spectacle social comme les uniques textes capables de donner un sens – pardon : la vision – à ce qui se produit  à l’Est comme à l’Ouest ?

Toutes ces interrogations se rapportent à la question toujours en suspend de savoir qui était Guy Debord ; un homme qui, à 62 ans, décide de se retirer la vie et d’arrêter « son histoire véritable », demandant pardon pour ses propres erreurs. Mais la vérité de son histoire, il faudrait davantage la reconstruire à travers les œuvres qu’il a laissées à la postérité dans l’intention d’être connu comme le premier  personnage invisible de la société du spectacle, sera-t-il  jamais possible de connaître la vérité ?

 

Gianfranco Farelli (FAI, Milan)