Fichage en flichiatrie

mis en ligne le 20 octobre 2011
1647BouzouLa volonté politique d’utiliser les nouvelles technologies et le fichage en particulier, dans un but normatif, sécuritaire et marchand, est limpide. Le but du jeu pour l’État est d’exclure toute forme de déviance ou de contestation et de renforcer la conformité comportementale à la norme socio-économique. Sans coup férir, nous entrons ainsi dans une société totalitaire de contrôle biopolitique et panoptique, de sélection eugénique : il s’agit non seulement d’écarter les mauvais éléments improductifs, mais de ficher chacun d’entre nous, pour dissuader toute défaillance, conditionner l’amélioration des performances individuelles, conformément aux valeurs supérieures du profit et de la concurrence.
Si on y regarde de près, c 'est en fait toute la population qui tend à être fichée (éducatif, administratif 1, social, policier…) quand elle ne se fiche pas elle-même via des réseaux sociaux ou des puces électroniques…
Du coup, la médecine et la psychiatrie en particuliers, sont aussi concernées par cette vague de fichage qui tente de recouvrir totalitairement nos vies.
En ce qui concerne le fichage en médecine, ce dernier s’aggrave en opposition directe avec la déontologie (secret médical et indépendance, médecin au service du malade) du corps médical.
Chaque médecin est répertorié dans le Répertoire partagé des professions de santé (RPPS), pour une meilleure « traçabilité » et sécurité de l’offre de soins.
La lutte contre la fraude aux indemnités journalières, particulièrement évocatrice de l’idéologie sous-jacente au fichage, s’accentue. En effet, si les arrêts de travail augmentent, ce n’est pas parce que le monde du travail néolibéral devient de plus en plus précarisant, stressant voire suicidogène, mais c’est parce que le laisser-aller individuel augmente avec la complaisance des médecins… Pour y mettre bon ordre, on a désormais recours au contrôle patronal des arrêts de travail, à leur télétransmission à la caisse primaire d’assurance-maladie, au fichage et aux sanctions (uniquement financières pour l’instant) pour les trop gros prescripteurs.
Les attaques sont également de plus en plus systématiques contre le secret médical. Par exemple, les données concernant la santé d’une personne sont transmises dans son fichier du RSA.
En psychiatrie, la diffusion informatique nationale des avis de recherche des « fugueurs » et le contrôle renforcé des sorties des patients hospitalisés sous contrainte et du suivi des patients faisant l’objet d’une condamnation pour infraction à caractère sexuel sont devenus la règle. De plus, la réforme de la loi de 1990 (dite loi du 5 juillet 2011, qui a été définitivement adoptée cet été) va élargir le champ des soins sous contrainte administrative, à l’hôpital et jusqu’à l’intérieur du domicile, avec fichage des antécédents psychiatriques.
Enfin, le lancement officiel du Dossier médical personnel (DMP) qui est pour le moment facultatif, serait en quelque sorte l’aboutissement de toutes ces dérives. Pour ses promoteurs, il répondrait à une évolution inéluctable permettant des opportunités industrielles créatrices de valeur. Cette usine à gaz est typique de la fuite en avant techno-économique du complexe médico-industriel.

L’informatisation en psychiatrie
La psychiatrie est le domaine par excellence où s’exerce ce traitement symbolique de la défaillance et de la déviance, que la métaphore neuro-scientiste prétend inscrire jusque dans nos gènes, rassurant la masse des normopathes sur sa bonne santé mentale, par la mise à l’écart du fou désigné comme dangereux. Bien naïf qui penserait que ce domaine puisse dès lors échapper à l’intention d’étendre le réseau du contrôle policier à l’intérieur même du cerveau de chacun d’entre nous ! En psychiatrie, en effet, le fichage des patients et des soignants progresse rapidement. Et la complexité technique de « l’outil » informatique s’accommode mal des droits et des résistances que tout un chacun devrait manifester. Voici donc une tentative de clarification en commençant par distinguer principalement deux aspects :
1) Le Recueil d’informations médi­calisées en psychiatrie (RIMP) obligatoire depuis le 1er janvier 2007 (arrêté du 29 juin 2006) : « Afin de procéder à l’analyse médico-économique de l’activité de soins », vingt-sept données sont renseignées, dont le diagnostic et les conditions d’hospitalisation sous contrainte (isolement, mode légal). Ces données constituent un vaste fichier nominatif. Elles sont conservées au Service d’information médicale (SIM) et transmises tous les trois mois à une agence ministérielle, alors anonymisées. Le médecin responsable du SIM est le garant de la confidentialité et de l’anonymat des données qu’il recueille, conserve et transmet. Le RIMP est censé permettre une tarification à l’activité, principale composante de la Valorisation de l’activité en psychiatrie (VAP), dont la mise en place est sans cesse retardée (par exemple une conversation téléphonique de tant de minutes sera cotée et rapportera tant d’euros pour le pôle).
Mais le RIMP sert déjà – déloyalement puisque ce n’est pas sa finalité clairement déterminée (article 6 de la loi Informatique et libertés du 6 janvier 1978) – à dresser une comptabilité des actes effectués dans chaque établissement psychiatrique : les pôles, les unités, voire chaque membre du personnel, sont ainsi comparés et mis en concurrence, puisque leurs compétences et leurs moyens pourront être confortés ou pénalisés en fonction de leur activité quantifiée. En réalité, une telle comptabilité informatique, d’apparence utilitaire et juste, est totalement inadéquate à traduire la complexité des activités de soins, notamment ambulatoires : la prévention, par définition, ne rentre pas dans les cases.
Une disposition récente, totalement illégale au regard de la loi sus-citée (articles 25 et 27), confirme par ailleurs que le RIMP a vocation à servir une politique de contrôle social : l’État veut y recourir pour mener des enquêtes sur les populations prises en charge, et plus particulièrement sur les « caractéristiques sociales du patient susceptibles d’influer sur son traitement ».
2) Le Dossier patient informatisé (DPI), qui comprend une « fiche patient » superposable aux données du RIMP (en pratique, en effet, celles-ci sont extraites du DPI : malgré leur finalité différente, DPI et RIMP peuvent utiliser le même logiciel et ne sont donc pas strictement distincts !), à laquelle s’ajoute le dossier médical personnel (observations des soignants, courriers médicaux, résultats d’analyses biologiques, traitements médicamenteux, etc.). Les informations constituant ce DPI ne doivent être transmissibles qu’aux personnes susceptibles de prendre en charge le patient, et renseignées par elles : chaque soignant a son code confidentiel, et théoriquement n’a le droit d’accéder qu’aux dossiers des patients dont il s’occupe. Lui seul en effet, par le bon usage qu’il en fait, peut garantir la confidentialité des données dont il prend connaissance, qu’il enregistre et dont il est responsable. La finalité affichée du DPI est de favoriser la disponibilité des informations et la « traçabilité » exigée par la Haute Autorité de santé (HAS) pour améliorer la sécurité des soins en diminuant le risque d’erreurs.

Le fichage en psychiatrie…
…est donc une réalité, ainsi que le risque de trahir la confidentialité des données personnelles concernant chaque patient : rien n’interdit en effet techniquement un accès abusif aux données du DPI ou du RIMP, leur transmission à un tiers ou leur interconnexion avec d’autres fichiers, par exemple policiers ou financiers. Les seules barrières sont réglementaires (décret de confidentialité du 15 mai 2007 fixant un « niveau de sécurité » à la conservation et à la transmission des informations), déontologiques (secret professionnel et médical, responsabilité du médecin SIM) et légales (« Chaque personne a droit au respect de sa vie privée » : article 9 du Code civil). D’ailleurs, le SIM confirme localement la possibilité de commettre des « erreurs d’accès », en édictant une procédure à mettre en œuvre en cas d’ouverture « involontaire » d’un DPI.
Ainsi, l’informatisation des données personnelles avance au pas de charge en psychiatrie. Le « déploiement » de l’informatique est présenté systématiquement par l’administration, à longueur d’écrits et de réunions (SIM, direction de l’établissement, HAS…), comme une évidence technique, une modernisation incontournable, permettant optimisation et sécurisation de l’échange des informations. En définitive, l’informatisation des données personnelles en psychiatrie vise à assurer une gestion concurrentielle optimale des troubles et des budgets. Il s’agit surtout, comme dans l’Éducation nationale et le travail social, d’habituer les individus, patients comme soignants, à l’évidence normative du fichage, de dresser les consciences et de resserrer les rangs derrière la bannière de la discipline…

Informatisation et désinformation
Comment s’opposer au fichage en psychiatrie ?
Alors que l’on a affaire à une justice bourgeoise qui dicte et applique les lois pour conserver les intérêts de quelques-uns, on remarque que le fichage, pressé d’étouffer la population entière, outrepasse le cadre législatif. Face à l’Informatisation des données personnelles suivie en psychiatrie (IDPP), que ce soit en hospitalisation ou en consultation, outre le fait que cela soit intolérable, on doit se demander si la confidentialité des données est garantie, autrement dit si la vie privée du malade est respectée . Et si ce n’est pas le cas, comment peut-on s’opposer à cette informatisation ? Voici les principaux éléments de réponse :
1) La confidentialité de l’IDPP n’est pas garantie :
– dans l’établissement local, des « erreurs d’accès » au DPI sont reconnues comme possibles par le SIM, et les contrôles effectués sur les dossiers pour vérifier de telles erreurs ont un caractère aléatoire et ponctuel ;
– le Comité consultatif national d’éthique affirme le risque d’atteinte aux libertés individuelles, les dangers d’interconnexion et de subtilisation des données médicales informatisées ;
– le RIMP n’est pas non plus strictement confidentiel : le fichier conservé au SIM et transmis au ministère est nominatif, son anonymisation s’effectue a posteriori et non à la source ;
le RIMP est d’autant moins confidentiel que sa finalité médico-économique n’est pas garantie, puisqu’il sert à faire des enquêtes aussi bien pour la direction de l’établissement local (comptabilité comparative) que pour les services de l’État.
2) Pour cette raison, l’anonymat peut et doit être demandé.
Bien que cette disposition pourtant fondamentale pour la protection de la vie privée soit occultée déloyalement, le couvert de l’anonymat est prévu par la loi (arrêté du 29 juin 2006 et article R61113-1 CSP), et un simple courrier au directeur de l’établissement suffit.
L’établissement reconnaît d’ailleurs que l’anonymisation du DPI est une demande légitime au regard du respect de la vie privée, puisque le SIM établit la possibilité pour un patient, « en accord avec son médecin », de prendre un nom fictif, ou « alias ». L’usage de la « carte d’alias » doit cependant rester exceptionnel : familles du personnel, personnalités… Aucune information détaillée n’est donc apportée au patient, et il n’existe pas de réglementation connue : c’est une tolérance, laissée à la discrétion du médecin, et donc manifestement discriminatoire.
Mais cette anonymisation par alias ne vaut pas pour le RIMP ; le numéro d’identification permanent du patient reste enregistré et le « vrai » nom du patient est de toute façon inscrit sur la fiche patient du DPI, au SIM et au bureau des admissions (pour la facturation) : même partielle, il faut donc demander l’anonymisation non seulement pour le DPI (carte d’alias), mais aussi pour le RIMP, et pour l’analyse de l’activité médicale au sein de l’établissement.
3) On a le droit de refuser l’IDPP.
La loi du 4 mars 2002 énonce qu’« aucun acte médical ni aucun traitement ne peuvent être pratiqués sans le consentement libre et éclairé de la personne ». En pratique, ce consentement n’est jamais demandé expressément en psychiatrie.
Plus précisément, dans le domaine du « traitement » médico-informatique : « Il est interdit de collecter ou de traiter des données à caractère personnel (relatives à la santé, sauf pour les traitements pour lesquels la personne concernée a donné son consentement exprès) » (Loi du 6 janvier 1978).
Ce consentement exprès doit donc être particulièrement exigible quand il concerne les données directement « relatives à la santé », les plus attentatoires à la vie privée, et par ailleurs soumises au secret médical, à savoir le diagnostic médical et les modalités de l’hospitalisation (même si celle-ci s’est effectuée sans consentement).
Mais il apparaît finalement fondé (cf. 1er alinéa) que le patient doive donner son consentement exprès à l’informatisation psychiatrique de toutes ses données personnelles, aussi bien celles destinées au RIMP qu’à son DPI, et ce d’autant plus que l’anonymisation et la finalité de cette informatisation sont loin d’être garanties, comme on l’a montré.
Tout se passe donc discrètement. Insidieusement, dans notre dos, à l’abri des regards, il se met en place ce que toute dictature a souhaité : avoir accès à toutes les informations d’un individu. De notre patrimoine génétique à notre santé actuelle, en passant par notre cursus scolaire et nos démarches commerciales et sociales, nos vies entières, en quelques clics, se retrouvent à disposition de l’État.
Et même si certaines dispositions ne sont pas encore actées, d’autres le sont réellement. C’est pourquoi, plus que jamais auparavant, il est temps de sortir la tête de l’eau. Les moyens de s’opposer présentés dans cet article sont bien sûr insuffisants parce qu’individuels et citoyennistes. Mais, comme pour les luttes anticarcérales, la machine est tellement gigantesque qu’il faut aussi en passer par là pour la faire dérailler. Et cela, dans le même temps, peut tout à fait s’ajuster au fait de s’organiser pour la faire exploser…

R. B.





1. Le 7 juillet 2011, onze députés (!) ont voté la proposition de loi relative à la carte nationale d’identité sécurisée qui contiendra deux puces RFID (Radio Frequency Identification) permettant de contrôler à distance l’état civil (dont empreintes digitales de huit doigts et, peut-être, à terme, reconnaissance faciale) et la signature électronique dédiée aux achats et aux actes administratifs.