Les voix politiques du blues (2/3)

mis en ligne le 6 octobre 2011
En 1933, Jimmie Gordon, Peetie Weatstraw ou Washboard Sam expriment avec un humour caustique la désillusion largement éprouvée devant des emplois qui restent subordonnés à l'arbitraire de contremaîtres racistes dans Don't Take Away my WPA pour le premier et New Working on the Project pour le second. Il est vrai que quand on dresse le bilan de sa politique, on compte peu d'avancées concrètes au niveau des droits civiques, Roosevelt ménageant aussi l'aile conservatrice de son électorat. Notons encore que Guitar Gabriel compose un The Welfare Blues mais le morceau ne sort malheureusement pas avant 2009. Dans les années trente toujours, Big Bill Broonzy et Casey Bill Weldon interprètent WPA Blues, ce dernier y évoque plus spécifiquement le projet de réaménagement des quartiers insalubres et poursuivra un discours plus général sur le WPA dans Casey Bill's New WPA. Dans les années quarante, Sonny Boy Williamson reprend le thème dans Welfare Store Blues. En 1999, Odetta Holmes interprète la version de Big Bill Broonzy dans son album Blues Everywhere I Go où elle revisite de nombreux blues sociaux des années vingt et trente.
Quant à Carl Martin s'il appelle de ses vœux A Brand New Deal, c'est en référence à l'échec du projet entrepris en 1935, d'unifier le salaire horaire au niveau national par la National Recovery Administration (NRA). Son House chante Governement Camp Blues et une dizaine d'années plus tard Government Fleet Blues, repris en 2008 par Rory Block dans l'album Blues Walkin' Like A Man. Sleepy John Estes qui exprime avec un style si personnel la misère qu'il connaît bien aborde le sujet des programmes d’aide sociaux du gouvernement dans Governement Money et dans Brownsville Blues. Leadbelly et Josh White, appréciés des milieux progressistes new-yorkais mais aussi d'Eleanor Roosevelt (elle invita plusieurs fois Josh White à la Maison blanche) entonnent dans les années quarante Dear President Roosevelt. Leadbelly n'en est pas à sa première incursion chantée dans le champ social, on se souvient de Scottsboro Boys à propos du procès expéditif de neuf adolescents noirs accusés d'avoir violé deux femmes blanches le 25 mars 1931. Josh White quant à lui, était adhérent au Parti communiste dans les années trente, ce qui lui a valu par la suite des menaces de mort qui l'empêcheront d'honorer plusieurs dates, mais aussi l'incendie de sa maison par le KKK ainsi que les poursuites d'une commission d'enquête maccarthyste… Mais ceci est une autre histoire, revenons à Roosevelt. Annie Brewer lui dédie Roosevelt Blues et Big Joe Williams chante President Roosevelt. Enfin, Freddy King, Albert Collins et Robert Cray, reprennent un titre de Lusious Weaver et Sonny Thompson When the Xellfare Turns Its Back on You paru en 1932.
Mais le WPA appelle aussi de sévères critiques pour le contrôle social qu'il instaure sous le couvert de lutte contre la pauvreté, si l'on suit Laurent Jeanpierre qui préface la réédition du livre de Ben Reitman 1 : « La guerre contre la pauvreté mise en œuvre par l'État-Providence américain sous le New Deal est aussi une guerre contre les pauvres, contre leur politisation possible et leur politisation potentielle. Toute la thématique du chômage volontaire, la culpabilisation, la ségrégation voire la criminalisation des pauvres et des inactifs vient de cette prévention préalable d'une sédition imaginaire possible. Les mesures prises en 1933 par Roosevelt apporteront les trois années suivantes une assistance financière d'urgence et sans contrepartie immédiate à 20 millions de personnes alors que les États-Unis comptent 15 millions de chômeurs et 120 millions d'habitants. C'est dans ce contexte qu'est créé un bureau fédéral des travailleurs transitoires (Federal Transient Bureau) à destination des hobos [ces travailleurs itinérants qui prenaient le train sans payer et dont l'évocation constitue un des thèmes récurrents du blues ! - Ndla], dirigé par Neil Anderson, l'ex-hobo devenu ex-sociologue. Selon lui, la population du groupe s'est renouvelée de moitié en moins de 6 mois. Il fait alors construire des campements provisoires [les fameux « Governement camp blues » chantés entre autres par Son House – Ndla] et organise des travaux publics sur l'ensemble du territoire.
Afin d'obtenir une aide, 2,5 millions de personnes doivent ainsi travailler pour l'État. Une assurance contre le chômage est prévue par Roosevelt en 1935 mais les mesures ne concernent en définitive que les personnes qui peuvent « mériter » cette aide en participant normalement à la production. En outre, l'aide prévue par les programmes fédéraux est toujours inférieure aux ressources qui proviendraient d'une activité 2.
L'établissement et l'application de tels critères de « mérite » sont en vérité tout l'enjeu des nouvelles politiques sociales car il permet d'exercer un contrôle constant sur les populations, soumettant celles-ci, au premier chef la « Hobohème », à une dépendance et une surveillance permanentes au nom de l'assistance et à des normes d'autant plus arbitraires, imprécises et complexes qu'elles sont en réalité purement moralisantes. Les nouveaux hobos de la Grande Dépression offrent pourtant une brève résistance au contrôle de l'assistance. Ainsi le programme fédéral pour les travailleurs transitoires s'arrête-t-il en septembre 1935 parce que l'État fédéral récuse de plus en plus les aides d'urgence inconditionnelles à la population, l'attribution de droits sociaux, mais aussi, selon l'aveu même d'Anderson, parce que « ce n'est pas un programme facile à administrer, parce que les moyens manquaient pour contrôler ou pour guider même le mouvement des migrants ». La plupart des travailleurs itinérants se retrouveront au milieu des années 1930 sans aucune aide, d'autant qu'ils sont aussi rejetés des programmes d'aide au retour à l'activité, conditionnés eux à des critères de résidence. L'autonomie de la contre-culture hobo a fait place en quelques années à une tutelle envers les institutions d'État.
Après l'ère Roosevelt, s'ouvre celle de Truman ; Champion Jack Dupree l'encourage à poursuivre la politique sociale de son prédécesseur dans God Bless Our New President quelques mois après l'investiture de H. Truman – il devient président en janvier et la chanson est enregistrée en avril après le décès de F. D. Roosevelt. D'ailleurs sur la face B on trouvait FDR Blues (pour Franklin Delano Roosevelt, bien sûr), où il célèbre le grand ami qui fit « la fierté de la race ». On attendait beaucoup de la relance économique d'après-guerre et Truman n'a pas su contenir l'inflation qui l'a rapidement rendu impopulaire. La période de récession qui s'amorce avec lui et qui va se poursuivre avec son successeur, Eisenhower incite JB Lenoir à composé Deep in Debt Blues en 1951, mais surtout Eisenhower Blues en 1954. La chanson est rapidement retirée du marché avant d'être rééditée dans une version édulcorée sous le titre de Tax Paying Blues.
Mais JB chante également, dans Everybody Wants to Know :

« You rich people, listen, you better listen real deep
If we poor peoples get hungry, we gonna take some food to eat. »
(« Vous, les riches vous feriez bien d'écouter attentivement.
Le jour où nous, les pauvres nous aurons vraiment faim, il faudra bien qu'on trouve à manger. »)

Cette mise en garde à l'encontre des dominants, n'est pas sans rappeler les paroles de Saw Mill Man Blues de Pleasant Joe :

« I didn't built this world,
But I sure can tear it down. »
(« Ce n'est pas moi qui ai construit ce monde
Mais je vous garantis que je suis capable de le foutre par terre. »)

Soulignons que JB n'est pas le seul à se sentir concerné par la détresse sociale que B.B. King évoque également dans Recession Blues.
Les hommages au président Kennedy s'expriment à travers de nombreux blues, parmi lesquels, President Kennedy interprété par Son House ou Sleepy John Estes par la suite, qui signe également President Kennedy Stayed Away Too lors de la même séance d'enregistrement. Fin 1963 début 1964, Pete Welding enregistre une douzaine de blues acoustiques pour la compilation Can’t Keep from Crying : Topical Blues on the Death of President Kennedy 3 dans laquelle on peut entendre A Man Amongst Men de Big Joe Williams, A man for the nation de John Lee Granderson ou encore President Kennedy Gave His Life par Mary Ross. Au cours de sa tournée avec l'American Folk Blues Festival en 1964, Sleepy John Estes salue encore sa mémoire avec Blues for JFK. Perry Tillis lance un Kennedy Moan sur la bande d'un passionné suédois au début des années soixante-dix, mais hélas ! le titre ne sortira pas avant 2006. Freddy King chante The Welfare et rappelle cette période sombre de l'ère Kennedy où l'image du défunt président en prend un coup. L'année suivante, Mighty Mo Rodgers continue le travail dans The Kennedy Song paru avec l'album Blues is my Waillin' Wall.

Pascal

(À suivre au prochain numéro)




1. Ben Reitman, Boxcar Bertha, Aventures d'une vagabonde anarchiste américaine, Nautilus, 2008 (première édition à Chicago en 1937).
2. Sur le contrôle social par le New Deal et par l'état Providence : Richard A. Cloward, Frances F. Piven, Regulating the Poor. The Fonction of Public Welfare, New York, Pantheon Books, 1971.
Robert Castel, « La « Guerre contre la pauvreté » aux Etats-Unis : le statut de la misère dans une société d'abondance », Actes de la recherche en sciences-sociales n° 19, janvier 1978
3. Guido Van Rijn publie en juillet 2010 le troisième volet de son étude des textes de blues et de gospel qu'il a choisi d'appeler Kennedy's Blues. Il y recense près de 140 chansons sur la période 1961-1963 et en décortique une centaine portant sur le président assassiné.