Hurlements en faveur de la dézombification : manifeste pour une politique du zombie contre la société désincarnée

mis en ligne le 29 septembre 2011
Article premier : avertissements avertis
Ce manifeste qui n’aime pas les manifestes n’a manifestement rien de manifeste.
Contrairement à son pseudo-camarade hesselien, l’auteur de ce manifeste – qui n’aime pas les manifestes et qui… – ne saurait vouloir se poser comme un éclairé donneur de leçons haranguant les « masses » à s’indigner, tel un prêtre sermonnant ses brebis du haut de sa chaire. Il s’implique au contraire dans sa critique.
Contrairement à son pseudo-camarade hesselien, l’auteur de ce manifeste – qui… – pense pouvoir faire encore plus court… Mais s’en mettra probablement moins dans les poches !

Article deux : le zombie, un animal politique
Créature revenue de la tombe, corps animé sans grandes capacités intellectuelles, simplement mu par une insatiable envie de chair fraîche et humaine, le zombie puise ses racines dans divers imaginaires culturels, du zombie vaudou haïtien au zombie hollywoodien en passant par les morts-vivants de nombreuses mythologies européennes, asiatiques et africaines.
Dès sa récupération par le cinéma avec le White Zombie de Victor Halperin en 1932, et surtout avec l’excellent I Walked with a Zombie de Jacques Tourneur en 1943, le zombie séduit le public. Mais c’est essentiellement avec les films de Georges Romero – de La Nuit des mort-vivants de 1968 au Survival of The Dead de 2009 en passant évidemment par le célèbre Zombie de 1978 – que cet engouement « social » pour le mort qui marche connaît son apogée. Outre l’éventuel talent de leurs réalisateurs (certain pour Romero, bien moins pour d’autres), si les films de zombie nous captivent c’est parce qu’il font écho à des réalités politiques et sociales qui sont les nôtres, du moins celles des pays dits « développés » (mais, à bien y réfléchir, pas seulement). Ces réalités, ce sont celles du consumérisme, de l’économie placée au centre de la vie – individuelle comme sociale –, de la consommation pensée comme principal – unique ? – sens de l’existence, autour de laquelle s’articulent tous les aspects de la vie.
Le zombie incarne cette société désincarnée dans laquelle le sens se perd et ne peut plus être librement défini, prisonnier des logiques consuméristes. Car dans cette société, nous sommes bel et bien comme des zombies, des individus mus par une insatiable soif de consommer, d’acheter, d’acquérir, de posséder. Tels des zombies se ruant sur un malheureux humain pour lui dévorer la cervelle, nous envahissons les centres commerciaux et les boutiques, y compris virtuelles (via Internet), pour assouvir ce besoin en achetant bien souvent des choses qui n’ont que peu de sens.
Tels des zombies dénués de toute capacité réflexive, nous ne pensons plus la société dans laquelle nous vivons et laissons nos esprits se faire matraquer par la logique spectaculaire et marchande et/ou nous nous réfugions derrière des (non-) pensées élevées au rang de philosophie mais dépourvues de toute capacité critique, d’imaginaire et de créativité.
Tels des zombies n’ayant aucune conception de la vie sociale, qui bien souvent avancent en masse sans pour autant s’organiser, qui ne bronchent pas de voir l’un des leurs se prendre une balle dans le buffet, nous évoluons dans cette société sans nous soucier des uns des autres, en oubliant toute notion de solidarité. Nous avons même réussi à annihiler l’instinct de survie de l’espèce (si toutefois ça existe vraiment…), cette pulsion primaire qui nous poussait à l’entraide. Individualisés à l’extrême tout en étant horriblement uniformes, nous nous écrasons les uns les autres, nous ne nous soucions pas du voisin qui crève la dalle en bas (il n’avait qu’à travailler à l’école !), du collègue qui se fait licencier (ce n’était qu’un fainéant !), de l’immigré qui se fait rafler (il venait prendre mon taf et ma baguette !).
Tels des zombies animés et contrôlés par la magie d’un sorcier ou la science de l’homme (par erreur ou par désir, ça dépend des films et de leur scénario), nous obéissons à nos dirigeants politiques et économiques, à leurs logiques aliénantes, acceptons l’inacceptable. Enfermés dans des institutions insensées – au sens premier du terme (dépourvu de sens) –, le quotidien pris dans le carcan de bureaucraties qui achèvent de nous déposséder de notre existence, nous errons dans cette société, condamnés à reproduire quotidiennement ces logiques que la classe dominante nous impose pour son propre intérêt.

Article trois : la société de classes a trouvé son incarnation, tuons-la !
Si les analyses politiques axées sur la critique de la misère sociale – critique articulée autour de la place de l’individu dans les rapports de production –, et des rapports de domination (étatique, religieuse et économique) sont toujours pertinentes et éminemment d’actualité, on ne peut que constater le faible écho qu’elles obtiennent aujourd’hui dans la société. Ce désintérêt s’explique sans doute par l’amélioration du niveau de vie général qui, aujourd’hui en 2011, est sans commune mesure plus élevé qu’au début du XXe siècle. La réduction du temps de travail, l’augmentation des salaires, l’accessibilité à davantage de confort, traduisent une élévation certaine du niveau de vie, phénomène qui n’est pas dû à un (impossible) virement altruiste ou humaniste du capitalisme, mais à la volonté – et au besoin – de ce dernier de créer un marché de consommation intérieur beaucoup plus vaste. Cette élévation du niveau de vie est également due au développement des classes moyennes, notamment à partir des Trente Glorieuses, avec le développement du secteur tertiaire et des bureaucraties économiques et administratives 1.
Les conditions de vie s’étant améliorées pour nombre d’individus, les rhétoriques politiques dénonçant l’exploitation économique ont sensiblement perdu l’attention des classes dominées, endormies par une exploitation bien réelle mais plus douce en apparence, moins spectaculaire. Quant à la domination politique – et son corollaire la répression –, l’illusion démocratique fait toujours son effet, renforcée par une surmédiatisation des horreurs des régimes dictatoriaux du reste du monde et une criminalisation constante des luttes sociales qui justifie toujours davantage de coercition.
S’il est impérieusement nécessaire de poursuivre la diffusion et la discussion de ces analyses aujourd’hui en perte d’audience, il est sans doute également intéressant de chercher à en développer de nouvelles, susceptibles de conscientiser tout un chacun sur la nécessité d’un changement radical de société. Et c’est là qu’intervient à nouveau notre zombie, animal politique s’il en est. Véritable incarnation de la société désincarnée, il nous montre – comme nous l’avons vu ci-dessus – comment la société capitaliste et le modèle étatiste vident de sens l’existence individuelle et collective, ou plutôt leur en imposent un, celui de la marchandise et du spectacle. Ce sens imposé qui se construit autour des idées de travail et de consommation (ou plutôt de travail pour la consommation), autrement dit de l’économie, magnifiée et sanctifiée, placée au centre de la vie de l’individu, à son propre détriment.
Ce sens imposé qui enchaîne les populations les plus miséreuses à des existences qui s’approchent davantage de la survie que de la vie, à l’horizon généralement limité au seul souci quasi quotidien de trouver de quoi manger, se loger, payer ses factures, et qui ne laisse ni temps ni place à la libre réflexion, à l’imagination et à la construction de sens.
Ce sens imposé qui fait de l’expression « métro-boulot-dodo » le parfait miroir de la réalité partagée par une large partie des « classes moyennes », constituées d’individus gagnés par l’ennui, la passivité, l’absence d’enthousiasme et d’énergie pour tout ce qui ne touche pas directement le travail et son (large) univers, le stress et la dépression liés aux logiques inhumaines du management libéral (dans le privé comme le public), et qui produit des vies insignifiantes, où l’imagination et la pensée critique sont annihilées sous les coups brutaux d’une rationalisation à l’extrême de l’existence. Et c’est dans l’imposition de ce sens – ou plutôt son intériorisation par le plus grand nombre – que la société capitaliste trouve un de ses principaux piliers.
Certes, la société actuelle n’est pas seulement peuplée de « zombies ». Ce constat n’a rien d’absolu, et il existe des individus, des collectifs, des organisations, des lieux de vie qui, quotidiennement, définissent et créent un sens nouveau, différent. Mais ces espaces et ces instants – ces situations – de liberté sont encore bien trop minoritaires pour parvenir à inverser la trajectoire actuelle.
(Re-) développer et (re-) penser des analyses autour de la critique d’une société qui ne laisse se développer d’autre sens que celui soumis au totalitarisme du marché peut sans doute nous permettre de développer davantage cette urgente exigence qu’est l’avènement de cette bonne vieille – mais néanmoins toujours fleurie – révolution.

Article quatre : du deuil du vieux monde vers la joie de vivre pleinement
Critiquer une société qui n’a plus de sens, c’est en proposer une dans laquelle celui-ci pourra se créer et s’épanouir librement. Et c’est là que peuvent intervenir la pensée, l’imaginaire et les pratiques anarchistes. Car le sens ne pourra se définir librement que dans une société pensée et construite sur l’autonomie et la gestion sociale, une société permettant :
– une participation directe de tout un chacun aux prises de décision à travers la pratique de l’assemblée générale et l’exercice d’un contrôle permanent et effectif des éventuels représentants choisis (liberté).
– le libre accès à une consommation – qu’il s’agisse de nourritures, de vêtements, de loisirs, de cultures, de services – répondant aux propres besoins de tout un chacun, préalablement définis avec l’ensemble de la collectivité (égalité).
Une société qui laisse à l’individu la liberté et le temps de penser, de réfléchir, de discuter, de débattre, de se définir par une autonomie qui, loin d’être asociale ou individualiste, se construit avec, pour, et à travers le collectif (qui se pense et se forme alors par la même occasion).
S’il est impératif de penser et prôner un projet de société permettant le plein épanouissement des individus – en laissant la liberté à tout un chacun de choisir et donner, individuellement et collectivement, un sens à l’existence et les moyens de l’entretenir –, ce projet ne peut en revanche être porteur d’un sens particulier sans se contredire. Les valeurs et pratiques de liberté, d’égalité et d’entraide ne sont pas le sens donné aux existences individuelle et sociale, mais les moyens préconisées pour que celles-ci puissent être librement réfléchies, définies et choisies par tout un chacun.
Suivant ces principes et ces logiques, il est possible de redonner du sens dès aujourd’hui à nos existences en créant des espaces et des situations de liberté et de créativité, collectivement – notamment à travers la libre association (collectifs politiques, culturels, artistiques, sportifs, solidaires, etc.) – ou individuellement. Néanmoins, il n’en demeure pas moins que ces situations de liberté individuelle et collective ne pourront jamais être le principal vecteur d’un indispensable changement radical de société qui, lui, ne pourra intervenir qu’avec un blocage effectif de l’économie par la grève, la réappropriation et la réorganisation des lieux et outils de travail. Mais ils peuvent aider à le construire, à forger des réseaux de lutte et de solidarité indispensables et salutaires, à éduquer dès aujourd’hui nos mentalités à une vie profondément différente et à nous permettre, dans l’immédiat, de respirer un peu, de sortir la tête de l’étang de fange qu’est cette société qui, quotidiennement, nous prive de la pleine jouissance de nos vies. Et, alors, nous ne serons plus ces zombies bêtes et méchants, mais le fusil à pompe qui leur éclate la tronche ou, bien plus encore, le remède qui stoppera l’épidémie. Et, alors, il ne restera plus qu’à tout recommencer. De zéro.




1. La notion de « classes moyennes » est cependant à relativiser. Malgré une grande diversité des situations, celles-ci restent constituées de prolétaires, au sens propre du terme : des individus dans l’obligation de travailler pour vivre, qui ne détiennent pas de moyens de production.