Affaire « Sofitel » : le Juif Süss est de retour ? Un moment-calque de l’histoire

mis en ligne le 29 septembre 2011
Comme la célèbre pipe inodore et surréelle du peintre Magritte, cet article n’est pas un article de plus sur l’« affaire Strauss-Kahn », qui mériterait plutôt l’appellation d’« affaire Sofitel », l’établissement new-yorkais de patronage français constituant à ce jour la seule pièce matérielle sûre et incontestable – encore que fort perturbante, la chambre 2806 faisant question. Cependant, une autre donnée encore plus insistante l’emporte en éclat et en « visibilité », sur le registre cette fois de l’impalpable, du volatile, du fumeux : j’entends et nous entendons tous le déferlement médiatique planétaire (avec dominante USA et Europe) sans précédent, où le moindre pet de lapin – un mot, un trait, une grimace – expectoré ou exhibé d’une bouche ou d’une tête journalistique ou politique se transforme en misérable crotte de bique alimentant et gonflant (que de bouches, que de têtes) ce qu’un homme politique, dans un accès de lucidité, qualifia de « torrent de merde ».

Méthode analogique du calque
Nous n’y hasarderons pas un seul de nos doigts, fût-ce pour détecter le sens du vent qui tourne. Mais l’on pourrait repérer, dans ces facondes et délires politico-médiatiques, un trésor anthropologique – trésor qui se découvre à la lumière de la liaison, à la fois psychanalytique (libido anale et pulsion de mort) et mythologique (poule aux œufs d’or), entre l’argent et l’excrément. Le temps viendra sans doute où, de cette ordure d’accusations, plaintes, mensonges, témoignages, allusions, falsifications, écumes accumulés dans les coffres communs (coffres à fric et notoriété, qui sont plus que jamais motivation et finalité souveraines) des médias, de la justice et de la politique, l’on pourra extraire l’or dur d’un plus rigoureux savoir sur les réseaux tortueux de l’âme et du sexe et les bas-fonds criminels et mortifères des organisations et institutions socio-politiques.
Notre approche, qui se veut à l’écart de « l’affaire » pour mieux fouiller dans ses profondeurs, consiste en un déplacement historique. Il met entre parenthèses le terrain actuel et juridique des faits et recourt à deux formes historiques globales, rapprochées selon une méthode analogique, tenue en général pour peu « scientifique », et que nous pourrions qualifier de « calque », notion qui peut paraître superficielle, alors même qu’il s’agit d’une pratique de pensée constante et universelle. Sous le plan actuel 2011 de l’affaire, tel que défini par la frénésie médiatique où « fric, sexe et judéité » (DSK) trouvent leur incarnation dans une personnalité précise, nous glissons une strate historique susceptible de faire calque et permettant de distinguer, en de plus saisissants reliefs, les trois facteurs ici nommés. Ce moment-calque est celui de l’époque des « Juifs de Cour » dans l’Allemagne du xviiie siècle, tels qu’ils sont mis en scène dans un film lui-même marqué historiquement, Le Juif Süss, où les liaisons caractéristiques de l’antisémitisme sont abordées avec autant d’habileté technique que de férocité idéologique.

Le Juif total de Goebbels
Le Juif Süss, film de Veit Harlan (1940), a été conçu et fabriqué par les nazis à partir du roman de l’écrivain juif allemand Lion Feuchtwanger (1925) qui, s’appuyant sur une solide documentation, s’attache à raconter sous forme de fiction historique le destin, au xviiie siècle, du « Juif de Cour » Süss Oppenheimer, ministre des Finances du duc de Wurtemberg. Dans l’esprit de Goebbels, maître d’œuvre de l’opération, qu’il dirigea de bout en bout, il s’agissait de réunir tous les vices et tares attribués au Juif en un portrait-charge qui puisse frapper et marquer le spectateur, au plan tant affectif qu’imaginaire, voire intellectuel, et provoquer ou renforcer chez lui, à l’endroit des Juifs, répulsion, rejet, haine et désir d’annihilation.
émergeant en pauvre type pouilleux et ambitieux de son crasseux ghetto, le Juif Süss s’enrichit en pratiquant l’usure (renommée séculaire du Juif, sa « spécialité » en quelque sorte, sa « compétence », au fondement de la liaison antisémitique majeure et toujours étonnamment vivace entre Juif et argent – dont le tintement remonte au mythe christique des trente deniers de Judas le « traître »). Süss renfloue les caisses du duc, et se prête avec servilité à ses besoins, désirs et fantaisies, au point de détenir les rênes du pouvoir – pour le malheur du peuple, qu’il méprise et pressure. Très porté sur la sexualité (figure de l’imaginaire antisémitique : le « Juif lubrique » – une figure que les adversaires de la psychanalyse appliqueront à la personne et à la pensée de Freud ; ainsi, pour La Difesa della razza, revue fasciste, 1939 : « La doctrine du juif Freud […] ne pouvait être approuvée que d’une race de bâtards » (pour qui) « la vie se déroule entre ces deux pôles : le bordel et l’asile de fous, en passant par la Bourse » ; professeur Grassé, Académie des sciences, 1976 : « Le pansexualisme freudien a favorisé l’érotisme qui, aujourd’hui, déferle sur le monde occidental comme un raz de marée boueux et excrémentiel »), Süss se charge de fournir le gros duc pédophile en petits rats de l’Opéra. Lui-même est décrit comme un « obsédé sexuel », une « bête sexuelle », qui accumule les conquêtes – dont la propre épouse du duc. Il jette son dévolu sur une douce et blonde aryenne, dont il abuse et qu’il pousse au suicide. La mort soudaine du duc fait de Süss la cible des citoyens en furie (voir Fury, de Fritz Lang, 1936, où le réalisateur juif, qui a fui l’Allemagne nazie, décrit magistralement le mécanisme de fabrication de la foule déchaînée contre un bouc émissaire). Capturé, emprisonné, condamné à mort, Süss est enfermé dans une cage, hissée pour qu’il en chute pendu, sous les regards de la foule médusée. Après quoi, la Diète décrète que tous les Juifs, auxquels Süss avait ouvert les portes du duché, soient expulsés.

« Vérité » de l’inconscient et « ruse » de l’art
Le film semble remplir sa fonction idéologique et produire un certain effet. Il fonce dans le sens du poil de la « bête immonde » (Brecht). Le public réagit à diverses scènes aux cris de « Mort aux Juifs ». Figures, traits, postures, mimiques, gesticulations composent un portrait habilement chargé, qui s’adresse avant tout aux fantasmes et émotions du spectateur : cupidité des mains crochues caressant ducats et bijoux, nez et lèvres outrées, corps courbés en servilité, regards exsudant lubricité et voracité, etc. – tout le spectre des stéréotypes de l’imaginaire antisémitique et d’une anthropologie faussaire se trouve déployé, pour l’endoctrinement pavlovien du spectateur-voyeur. Le film a été vu, à travers l’Europe, par quelque vingt millions de spectateurs. Il est actuellement, non pas interdit, mais écarté, abandonné à ceux qui l’exploitent et s’en gratifient.
Il n’est pas exclu, cependant, qu’il puisse produire un effet inverse de celui recherché par la propagande nazie. Et cela, paradoxalement, parce qu’il est à la fois soigné quant au contenu et travaillé quant à la forme – expression à la fois d’un inconscient collectif, ou groupal, ou communautaire, et d’une élaboration esthétique. Des formules assez courantes telles que « ruse de l’inconscient » et « vérité de l’art » pourraient être, à l’analyse du Juif Süss, interverties, de façon qu’éclatent la « vérité de l’inconscient » et la « ruse de l’art ». Dans le Juif voué à l’exécration se projettent toujours, par-delà répulsion et haine, les désirs refoulés ou occultés du spectateur. Ce que le public pavlovisé de l’époque – soumis à frustration, envie, peur, ressentiment, rage, échec, discipline – contemple et ressent, à travers une projection-identification qui fait fi des réalités et de la raison, c’est la satisfaction hallucinée des plus irréductibles motions pulsionnelles – et cela par l’intermédiaire de ce Juif honni qui affiche, avec morgue et cynisme, une incroyable et intolérable réussite dans tous les domaines : argent, pouvoir, sexualité, séduction, tradition, communauté – et mort même. Celle-ci, censée être le juste châtiment divin de sa conduite satanique, est traitée sous forme d’une espèce de couronnement (d’épines), d’« élévation » (christique) : enfermé dans une cage qui est hissée et « s’élève » sous les yeux de spectateurs-voyeurs effarés, il est pendu – assomption ! à ce processus de renversement fantasmatique participe la qualité esthétique d’une œuvre habilement construite, aux rôles principaux tenus par de grands acteurs (le Juif Süss par Ferdinand Marian, le rabbin par Werner Kraus), exploitant d’efficaces effets stylistiques d’ombres et de lumières, de fondus-enchaînés, etc. (Antonioni en fit l’éloge au festival de Venise en 1940, où le film remporta le Lion d’or).

Superposition en image de Galton
Il semble donc que, dès lors qu’engagés dans un processus de créativité, serait-elle dénaturée, le travail de l’art et les processus de l’inconscient, porteurs de motions pulsionnelles universelles et de fantasmes de base, soient en mesure d’unir leur dynamique propre pour tenir en respect et déjouer les pratiques de mensonges et de faussaires relevant des propagandes et des manipulations. En évoquant ici la perspective d’un « retour du Juif Süss », nous nous sommes limité ici à suggérer la superposition, à la manière d’une image de Galton (des visages superposés se dessine un type, une sorte de portrait-robot), de deux moments historiques, dont l’ancien, dédoublé (les Juifs de Cour au XVIIIe siècle et Le Juif Süss, film nazi de 1940), est apte à donner du relief et du liant aux lignes de force plus ou moins brouillées de l’autre (l’actuelle affaire 2011), pour autant qu’il puisse s’inscrire sous le même signe : l’argent, le sexe, le Juif.
Quelles qu’en soient les péripéties ultérieures de la dite « affaire », il apparaîtra que c’est toujours sur un tel trépied structurel que prolifère – active depuis des siècles et brassée aujourd’hui comme en un jeu de bonneteau (mélange des genres, à s’y perdre) par les puissances médiatiques – l’ordure anthropologique (hargnes journalistiques, haines politiques, sexophobies) qui caractérise, de façon croissante, les débâcles, bêtises, frimes, veuleries et sadismes dont nous sommes les témoins effarés.