Chronique néphrétique

mis en ligne le 29 septembre 2011
J’ai peur de passer à côté du but de ma vie.
Je sais, cela arrive à tout le monde à un certain âge et vous vous dites : « Qu’est-ce qu’il vient nous prendre le chou avec ses histoires personnelles ? » Mais ce n’est pas du tout cela. Cela fait maintenant quelques dizaines d’années (trois dizaines, pour être précis) que je me dis révolutionnaire. J’aspire à un changement, un changement radical, en profondeur, qui d’une manière ou d’une autre bouleverserait l’ordre actuel, éclairerait les consciences de mes contemporains et nous permettrait de vivre enfin d’autres relations sociales, économiques, d’autres modes de vie. Et, depuis trente ans, j’ai vu les choses empirer : s’aggraver les risques écologiques malgré tous les avertissements ; se creuser les inégalités, à l’échelle du pays comme à l’échelle du monde ; dégénérer le personnel politique censé nous représenter. Pourtant, l’idée même de révolution était devenue risible. Impensable de contester la légitimité du capitalisme. Quant à l’idée farfelue de contester la religion techno-progressiste, ce fut pendant longtemps s’exposer aux regards condescendants, aux moqueries et aux coups de matraque.
Mais aujourd’hui les scénarios avancés par les opposants au capitalisme sont notre quotidien : crédit, spéculation, bulle, faillites, banqueroutes… Les mensonges des politiques apparaissent au grand jour, leur propagande se retourne contre eux.
Et nous vivons en direct des renversements, des révolutions dans les pays arabes. Je pourrais me réjouir, lancer : « J’avais raison ! », mais non : j’ai les jetons !
Pourquoi ?
Depuis 1974, nous étions quelques milliers à avoir lutté en France contre l’énergie nucléaire : il a fallu attendre Fukushima 2011 pour voir nos discours pris au sérieux (Tchernobyl n’avait pas suffi), pour que se modifie dans les médias le rapport de force pros et antis. Mais ce n’est pas à la suite d’un raisonnement scientifique ou politique, ce ne sont pas nos arguments qui ont porté. C’est la catastrophe qui a forcé les consciences. Et encore, au Japon, 80 % des médias resteraient favorables au programme électronucléaire.
De même pour l’économie : bulles spéculatives, krach boursier, ruine des états et misère des peuples, tout cela était écrit, les risques étaient détaillés depuis des décennies dans les analyses révolutionnaires. Mais il a fallu attendre le krach de 2008 pour que cette réalité saute aux yeux de beaucoup. Et ce sont les effets prolongés de cette crise, les plans d’austérité qui se multiplient qui marquent les esprits. C’est long de faire entendre raison. D’ailleurs, la raison a-t-elle à voir avec tout cela, si les raisonnements et les analyses ne sont pas utiles… Dans les révolutions actuelles, dans celles qui surviendraient ici, quel sera le moteur ? La catastrophe ? Le scandale ? L’émotion ? La vengeance ? La haine ?
Sûr que l’époque est charnière, qu’un temps de possibles transformations est arrivé, mais aucune certitude pour que les événements futurs ne se retournent pas contre nous.
Nous avons en mémoire l’ignominie des comités de salut public de la Révolution française, des tchékistes et des commissaires politiques de la révolution russe, usant de la guillotine, d’une balle dans la tête ou du goulag. « Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous. » Et tous ceux qui ont suivi, de par le monde, leur exemple marchant sur des montagnes de cadavres.
J’ai entendu parler cette semaine une Iranienne, mobilisée en 1979 dans la révolution contre le shah, qui fuyait son pays trois ans plus tard pour échapper à la dictature islamiste. L’expérience historique semble transmissible parfois : certains nous expliquent que pour les peuples arabes l’exemple iranien fait repoussoir, et qu’ils ne seront pas tentés de renouveler l’expérience. Nous verrons. Mais j’ai du mal à imaginer ce que l’on a dans la tête lorsque l’on a contribué au pire. J’aurai, assurément, le sentiment d’être passé à côté du but de ma vie.
L’idée me déplaît profondément. Je cherche donc les moyens d’y échapper.