Bac populaire en Argentine

mis en ligne le 22 septembre 2011
1642Argentine« Ni maître, ni patron, ni directeur »
C’est la formule choisie par la première promotion du Bachillerato Popular (Baccalauréat populaire – BP) de l’École libre de Constitución, quartier Sud de Buenos Aires, pour « illustrer » les t-shirts issus de l’atelier de sérigraphie.
Au deuxième étage du siège de la Fédération libertaire argentine (FLA), cet atelier est animé dans le cadre des cours de développement communautaire (voir encart).
Edgar, professeur de biologie et Monica, professeure de muséologie, chargée du cours de développement communautaire, reviennent avec nous sur ces trois années d’éducation populaire à la FLA.

Les origines
Le projet est né des travaux d’un atelier d’éducation libertaire qui s’est tenu à la FLA en 2007. Fort de cette réflexion, un groupe décide de concrétiser le projet de BP qui a rejoint en 2008 les 13 autres BP déjà existants sur Buenos Aires.
Apparus en 2002-2003 dans des entreprises récupérées, comme l’Impa (Industries métallurgiques et plastiques argentines) les premiers BP visent à combler les défaillances de l’État en matière d’éducation et à permettre aux jeunes d’entrer à l’université, ou tout simplement de trouver un travail moins précaire.

La lutte pour l’accréditation
Les BP se sont regroupés dans une Coordination, qu’a rejoint le BP de l’École libre de Constitución, afin d’obtenir les accréditations nécessaires pour délivrer des diplômes reconnus. Une forte mobilisation auprès du Ministère de l’Éducation a permis à plusieurs BP, dont celui de la FLA, d’être accrédités. Cependant, le débat reste vif au sein de la Coordination concernant la relation entre BP et État : l’État doit-il salarier les professeurs, pour l’instant tous bénévoles et obligés à travailler à côté ? Mais dans quelle mesure cela augmenterait-il le pouvoir de contrôle de l’État sur les programmes, la nomination des professeurs ? De plus, l’État pourrait imposer des normes pour les locaux, ce qui serait un comble quand on sait que la plupart des lycées publics sont en très mauvais état. Toujours est-il que pour l’instant il n’y a pas d’exigence de diplômes pour les professeurs et les programmes officiels sont suivis avec discernement ! En effet, il y a des changements et de nombreux professeurs proposent des cours ou des ateliers moins « classiques », parfois à la demande des élèves, comme histoire de la culture, psychologie, droit du travail, sérigraphie, cuisine, théâtre. La FLA s’est spécialisée dans le développement communautaire.

Qui sont ces professeurs ?
Quiconque peut être professeur, s’il mêle compétences et enthousiasme ! Dans les faits, même s’il n’y a pas de diplôme exigé, à l’École libre de Constitución, la plupart des professeurs sont qualifiés et le niveau d’enseignement est même meilleur que dans les écoles traditionnelles.
Au début de cette aventure, ils étaient vingt, dont certains originaires d’autres BP. Ils sont maintenant soixante-cinq, répartis sur les trois années et les différentes matières. Mais beaucoup ont participé de façon temporaire et le roulement a été important. Aucune idéologie politique n’est imposée, tout le monde est bienvenu. On trouve tout de même principalement des personnes « de gauche », des péronistes, des marxistes, et seulement une minorité est anarchiste. C’est ce qui fait la richesse de cette expérience, que des personnes d’horizons différents, qui ont un vécu et une idéologie différents, puissent fonctionner ensembles pour faire avancer un projet concret et ce, de façon autogérée.
Comme le dit Edgar : « Y compris pour les professeurs non anarchistes, l’expérience est très intéressante : ils ont pu trouver à la FLA un lieu de développement personnel où personne ne donne d’ordre ni n’impose sa manière de penser. Et le fonctionnement de l’autogestion se voit dans les faits. »

Comment fonctionnent-ils ?
En début d’année, les professeurs se réunissent en assemblée pour décider des heures de cours selon leurs disponibilités, puis les professeurs d’une même matière se coordonnent pour décider des thèmes enseignés. Certaines matières, notamment dans le domaine des sciences humaines, comptent jusqu’à sept professeurs, et d’autres domaines plus classiques, mathématiques, biologie… n’en comptent qu’un seul…
Chaque chaire est donc autonome dans son choix du contenu des cours et des méthodes d’enseignement. Pour trouver un consensus dans le fonctionnement, ils font des assemblées de professeurs. Monica nous explique que dans son cours la seule règle qu’elle édicte est de ne pas déambuler : « Si l’élève s’en va, il s’en va. Mais je suis pour qu’il puisse revenir à un prochain cours, contrairement à ma collègue de matière, qui elle s’y oppose. C’est un sujet de discussion. » En effet, la présence en cours n’est pas obligatoire, les professeurs préfèrent responsabiliser les élèves, par exemple en faisant signer une feuille d’émargement et en leur demandant de préciser la raison de leur absence. Edgar a choisi de donner des travaux écrits à faire : « Ils peuvent décider de les faire ou non, mais ils doivent ensuite en assumer les conséquences. » Monica précise : « Je ne veux pas écrire des règles, même en imaginant que celles-ci soient décidées par les élèves eux-mêmes, car, premièrement, c’est ce qui se fait dans le système traditionnel, deuxièmement, on ne peut pas tout demander aux élèves dès le départ. C’est en montrant l’exemple qu’on arrivera à quelque chose. Par exemple, les élèves peuvent voir qu’il y a toujours un professeur présent pour faire classe, contrairement à ce qui a lieu dans l’école traditionnelle. »
Certains professeurs choisissent de faire passer des examens écrits. En tout état de cause, deux colloques se tiennent en milieu et en fin d’année pour évaluer par des travaux pratiques, les connaissances acquises et ainsi valider les matières.
Quant à la discipline, il existe deux courants au sein de l’éducation populaire : un très formel et orthodoxe et l’autre plus enclin au « laisser faire les élèves ». A la FLA il y a un peu des deux. Quant aux sanctions, il semblerait qu’elles soient plutôt réclamées par les élèves et que ce soient les professeurs qui essayent de trouver d’autres solutions quand des problèmes surgissent, notamment via des assemblées extraordinaires d’élèves.

Et les élèves ?
Agés de 15 à 63 ans, ils sont en majorité des jeunes du quartier en situation scolaire et/ou familiale difficile. Souvent exclus du système traditionnel, ils suivent les cours pour améliorer leurs conditions de travail ou entrer à l’Université. En 2010, quarante élèves étaient inscrits en première année et seuls cinq sont restés jusqu’au bout : beaucoup abandonnent en première année s’ils trouvent du travail ou s’ils ont des enfants. Malgré tout, certaines mères-adolescentes viennent en cours avec leurs bébés, faute de moyens pour les faire garder. Les élèves de deuxième et troisième années sont plus assidus, en 2010 ils étaient au nombre de quinze et dix respectivement. Edgar et Monica remarquent également que les élèves les plus âgés sont les plus attentifs. Les élèves peuvent s’investir dans le processus d’apprentissage via les trois ou quatre assemblées professeurs-élèves annuelles, par exemple en suggérant les matières qu’ils veulent étudier. Si les élèves en première année attendent du BP la même chose que du système traditionnel, en découvrant son fonctionnement ils peuvent éventuellement changer d’attitude. Edgar et Monica sont d’accord pour dire que les élèves de troisième année sont très satisfaits : « Ça a changé leur vie. Ça leur a permis de sortir de leur réalité familiale difficile et leur a ouvert de nouveaux horizons. »
De plus, que les cours se déroulent dans les locaux de la FLA leur donnant ainsi accès à des ressources humaines et matérielles stimulantes. Par exemple, suite à une sortie de classe à l’hôtel BAUEN (hôtel récupéré dans le centre de Buenos Aires) où les élèves ont vu une pièce de théâtre sur Sacco et Vanzetti, certains ont demandé à lire des livres sur le sujet et ont posé des questions aux camarades de la FLA. Ce qui est réjouissant car il s’agit de jeunes venant de milieux où la lecture est très dévalorisée et qui n’ont par conséquent pas l’habitude de lire. « Il ne faut pas oublier », tient à insister Edgar, « que les élèves ont des difficultés importantes. Dans mes cours, je me concentre sur le travail de lecture et d’écriture : lire des textes, les analyser, la biologie vient en second lieu ».
En effet, conclut Edgar : « Un professeur navigue entre ce qu´il veut et ce qu´il peut faire. Les profs veulent donner le meilleur pour leurs élèves, mais ceux-ci doivent s´investir. » Or, poursuit-il, « les élèves ont pour habitude de faire le moins d´effort possible. Il est donc difficile de travailler en évitant d´avoir une posture d´autorité ». Et quand on lui parle d’Éducation Libertaire il rétorque : « Je ne sais pas ce que c’est ! » Pour lui, être respectueux envers les autres, ne pas se mettre « au-dessus » des élèves, relève du sens commun…
Il nous confie : « J’espère que les élèves du BP deviendront à leur tour professeurs, mais ce n’est pas quelque chose qui peut se planifier, il faut que cela vienne spontanément, de la volonté de chacun. » Il semble que cela soit sur la bonne voie : presque tous les élèves diplômés en 2010 ont décidé de s’inscrire à l’Université ou de continuer leurs études dans l’enseignement. Toutefois, rentrer dans le système traditionnel ne va pas être facile, et c’est pour cela que les élèves pourront continuer à être accompagnés par des professeurs du BP, selon leur orientation.
L’autre défi que doit relever le BP est celui du financement et des relations que cela suppose avec l’État. Pour l’instant, le financement se fait principalement grâce aux cotisations des professeurs ou bien via des fêtes, ou encore grâce aux activités des ateliers.
Qu’en sera-t-il de l’autonomie des BP si l’État venait à salarier les professeurs en plus des bourses qu’il donne actuellement aux élèves ? Que risque de demander l’État en échange, et quelles concessions peut-on faire sans perdre son âme ?
Merci à Edgar et Monica de nous avoir donné de leur temps et d’avoir su nous communiquer leur enthousiasme pour ce projet auquel on souhaite de se développer et de perdurer.

Romain et Jessica, groupe La Digne rage de la Fédération anarchiste