Je suis un publiphobe

mis en ligne le 1 avril 1970
De provocantes affiches ont couvert les murs de la capitale et, je le suppose, de la France.
Puisqu'elles offrent l'avantage, la chose est trop rare pour ne pas être soulignée, de se terminer par une interrogation, j'use du droit de réponse.
Le placard, en effet, vous accroche par ces mots :
« Pouvez-vous en 1970, vous offrir le luxe d'être un publiphobe ? »
En pareil domaine, je ne me refuse aucun luxe, et en 1970, comme dans les années qui suivront (à moins que je ne périsse ou ne devienne gâteux) je continuerai à m'offrir le luxe d'être un « publiphobe ».
Cependant, l'affiche racoleuse, après m'avoir interrogé, prétend me dicter ma réponse, selon la logique du jour en parfait accord avec cette liberté dirigée, que d'aucuns confondent avec la liberté.
Mais, pour me convertir, elle a recours à d'égayants arguments. Écoutez plutôt:
« Car en 1970 plus que jamais, il est temps de ne plus jeter son argent par les fenêtres. »
Ainsi donc en engloutissant le trésor public ou particulier dans un tapage improductif, « on ne jette pas son argent par les fenêtres ».
La démonstration suit :
« Et pour bien acheter, pour bien choisir il vaut mieux se servir de la publicité… car la publicité vous informe de ce que vous achetez. »
Il serait plus juste de dire que vous achetez ce dont elle vous informe, et que son inutilité se justifie parfaitement en un système dont la prospérité repose sur un immense gâchis.
Que le grand nombre s'en accommode, ne nous masquera pas qu'il est encore des irréductibles pour se refuser à la règle commune, et la dénoncer.
J'en suis.
Je suis un « publiphobe » et cela en raison de nombreuses considérations.

Aspect économique
Dans le domaine de l'économie d'un pays, d'un continent ou d'un monde, tout ce qui est inutile ou nuisible devrait être abandonné et disparaître.
Il y a vol et crime à assujettir des hommes et des femmes à des travaux sans but, à leur dérober la vie jour après jour, minute après minute, en l'accomplissement de tâches qui ne profitent à personne, et qui ne donne pas même à ceux qui les effectuent la satisfaction d'avoir joué un rôle et d'avoir été un apport quelconque pour leurs semblables, d'avoir œuvré pour la collectivité et d'avoir répondu à une loi d'entraide et de solidarité, qui est un des ressorts de toutes les espèces animales.
Quelle plénitude peut ressentir celui qui, toute une existence, aura poinçonné des tickets de métro ou liasser des billets de banque ?
S'il a gardé un semblant de conscience, quel vide ressentira-t-il au considéré d'une vie qui aurait pu être belle, joyeuse, emplie des réalisations les plus hautes, et qui s'est écoulée dans la plus stérile et la plus vaine des occupations.
Or, parmi tous les métiers haïssables dont la disparition appellerait la diminution du temps de travail, l'augmentation des loisirs, avec tout ce que cela comporte d'enrichissement humain, dans tous ces métiers inutiles il n'en est pas qui soit plus notoirement inutile que ceux ayant trait à la publicité.
Qu'apportent-ils à l'homme ? Rien.
Ils vous persuaderont ou tenteront de vous persuader de la supériorité de tel article sur tel autre, de la plus grande valeur de tel ou tel produit.
À partir de quel critère auront-ils pouvoir, par l'affiche, par la presse, par le cinéma, par la radio, par la télévision de vous inonder de leurs formules, de vous abrutir de leurs slogans, de vous obséder de leurs réclames.
Non pas en raison de la supériorité de ce qu'ils vantent, ainsi que le déclare mensongèrement votre panneau racoleur, mais simplement selon les capitaux qu'ils reçoivent.
Cela confère-t-il une qualité ? Cela permet-il de fournir à moindre prix ?
À l'une et l'autre de ces questions je réponds par la négative et je m'en explique.
La publicité n'étant pas gratuite (disons même que les prix qu'elle pratique sont purement exorbitants) celui qui y a recours, a l'alternative pour récupérer les fonds qu'il y consacre, ou d'augmenter le prix de vente, ou de fournir un article de moindre qualité.
En conséquence, présenter la publicité comme une simple information est une imposture, prétendre qu'elle est une garantie pour l'acheteur et qu'elle lui permet de faire une sélection entre les bons et mauvais produits relève de la démence ou plutôt de l'escroquerie la plus éhontée.
N'y a-t-il pas de quoi s'émouvoir lorsque les statistiques nous apprennent que cette industrie (?) notoirement improductive est la deuxième de notre pays, après celle de l'automobile; cette industrie dont le seule objet est de vous affirmer la supériorité de telle marque sur telle autre sans en rien savoir ou connaître, quitte à faire le lendemain l'apologie de la seconde sur la première (tels ses coupe-jarrets qui mettaient leur épée et ce qu'ils avaient de conscience au service de qui les payait).

Aspect moral
J'ai parlé plus haut des métiers haïssables.
Ceux-ci sont de deux ordres: les inutiles, les nuisibles.
Les uns et les autres doivent disparaître; ceux-là indignent l'intelligence, ceux-ci soulèvent le cœur.
Apparemment les premiers sont infiniment plus nombreux que les seconds.
Parmi les métiers inutiles, citons les multiples emplois parasitaires, toutes les fonctions improductives, tous les intermédiaires qui n'apportent rien et qui grèvent la charge de la collectivité.
Disons-le, dans la société où nous vivons, il est peu de métiers qui n'y soient peu ou prou assujettis.
Même les fonctions les plus utiles en principe, y sont en partie soumises.
Les transports, la poste, le chemin de fer, qui sont en soi des organismes utilitaires pour tous, étant aussi au service de la finance, de la politique et de l'agio, se trouvent les complices du système tout entier, et l'on peut même dire que, de ce fait, ils sont beaucoup plus au service des fonctions improductives que de celles qui produisent.
L’individu lui-même, par les impôts qu’il paie pour des œuvres de mort, par l’inutile comptabilité qu’il doit tenir et pour cela et pour assurer sa propre existence et celle des siens, accomplit œuvre parasitaire, même si son emploi est purement utile.
Eh bien ! de même que l’inutilité se mêle aux fonctions les plus justifiées, de même la nocivité s’ajoute aux activités qui apparaissent simplement inutiles.
De prime abord, il pourrait sembler que la liste des métiers criminels soit vite établie : tous ceux qui œuvrent pour la guerre, toutes les organisations policières qui veillent à cet ordre (ou plutôt à ce désordre) social dont la guerre est l’aboutissement, tous les emplois manuels ou techniques tendant à la préparation, à la fabrication et au perfectionnement des armes, tous les politiciens qui sont les serviteurs ou les représentants de la finance et tout l’appareil judiciaire à leur dévotion, en un mot toutes les fonctions qui maintiennent, soutiennent et poursuivent le règne d’une société qui ne vit que de mensonges, de coups de bourse, de coups d’État et de tueries permanentes.
À cette énumération trop brève combien d’autres métiers pourraient être inclus ?
Tout emploi inutile est un emploi criminel.
En effet, toutes ces heures, tous ces jours, toutes ces années que l’on nous vole, tout ce temps que l’on nous dérobe ce sont des livres que nous ne pourrons pas lire, des voyages que nous ne pourrons pas faire, des études que nous ne pourrons pas poursuivre, des découvertes que nous ne pourrons pas mettre au jour, des œuvres d’art que nous ne pourrons pas réaliser, des maladies que nous ne pourrons pas soigner.
À ce titre, je dis que la publicité, forme la plus criante de notre vaine agitation, étalage le plus éhonté de la stérilité des efforts humains, est condamnable entre tous.
Mais cela n’est qu’un premier aspect du problème.
Si le système social peut se poursuivre tel qu’il existe, si l’individu consent à s’y soumettre, ce n’est en raison d’un servage de l’esprit qui n’a d’égal que celui du corps.
La société ne perdure que dans la mesure de l’habitude, la lâcheté de pensée, l’absence d’esprit critique sont le lot de la multitude.
Or, j’affirme que la publicité, et c’est là son rôle, a pour objet de maintenir ces masses dans la servitude, d’annihiler en elles tout jugement, toute préférence, tout esprit personnel, de niveler les cerveaux et les aspirations au stade d’une médiocrité générale.
Je soutiens que, par la prétention qu’elle s’arroge de penser pour autrui, elle n’a d’autre but que de faire de l’homme un éternel mineur.
Il n’est pas de domaine où elle ne s’infiltre pas, pas de compartiment qu’elle ne fasse sien, pas de lieu secret qu’elle ne viole, et c’est ainsi qu’elle vous apprendra la coupe du costume que vous porterez la saison prochaine, le plat dont vous vous nourrirez et la vedette que vous applaudirez.
De quelle salutaire réaction peut être capable une foule soumise à un pareil lavage de cerveau ?
Quelle révolte peut secouer une masse d’hommes à qui plus rien n’appartient : ni leur odorat, ni leur palais, ni leur sens, ni leur esprit ni leur cœur ?
En raison de l’état d’abêtissement, de refus de soi-même, auquel le destine la publicité, je suis un « publiphobe ».

Aspect esthétique
Nous vivons en un temps où le patrimoine humain est à la merci de la convoitise du monstre financier qui nous entoure, qui nous absorbe, qui nous anéantit, sans même que nous en ayons conscience.
Je ne dirai pas qu’il est ennemi de toute beauté ce serait lui prêter un jugement entre ce qui est beau et laid.
Or, il est aveugle à tout ce qui n’est pas profit, sourd à tout ce qui n’est pas son intérêt.
Il ne choisit pas, il accapare et digère.
Tout ce qui ne l’enrichit pas lui est intolérable, et c’est à ce titre qu’il détruira toute forme d’art pour en faire un capital « productif ».
Il saccagera les sites les plus vantés, il détruira les chefs-d’œuvre les plus incontestés pour bétonner la terre, au plus grand profit des spéculateurs de toutes classes, sous le prétexte de répondre aux besoins d’une démographie galopante, encouragée et prônée par les pouvoirs publics.
Eh bien ! dans cette course à la laideur où l’homme et l’arbre ne sont plus que des anachronismes, où la vue d’un mètre carré de verdure met en transe tous ceux qui considèrent le sol comme une matière à produire et non comme un lieu pour vivre, la publicité porte encore une accablante responsabilité.
Certes, elle n’est pas seule en cause et toutes les « lapinières » humaines ont détérioré assez d’horizons, détruit à jamais assez de riants paysages, les laides et attristantes bâtisses industrielles et commerciales ont mis à mal assez d’admirables points de vue et anéanti assez de lieux chers aux yeux et au rêve pour que nous ne laissions reposer sur la seule publicité tant d’appauvrissement de notre vie.
Cependant, nous serions bien coupables de ne pas lui en restituer sa part.
Que de hauts-lieux agrémentés de quelque tapageur panneau publicitaire ! que d’aimables décors où, dans son irrespect, son insolence et sa goujaterie, le racolage publicitaire s’étale au regard avec cette indécence relevant de tout ce qui a trait au profit, et à la muflerie de qui estime à l’échelle du dividende et du tant pour cent.
Pour cela encore je suis un de ceux (parmi d’autres) qui refusent de voir retirer à la vie toutes les raisons de vivre et réclament pour l’homme le droit d’être autre chose qu’un robot à consommer et à produire.
Les luxes d’esprit sont rares de nos jours ; quand l’un d’eux est à notre portée, ne le méprisons pas et faisons le nôtre.
Je m’offre le luxe d’être un publiphobe.



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Tranquiloman

le 29 septembre 2013
http://www.apprendre-a-manipuler.com/medias/comment-la-publicite-manipulent-vos-esprits-5-techniques-auxquelles-vous-nauriez-jamais-pense.html Etre publiphobe n'est pas un luxe. Accepté la manipulation que nous inflige la publicité est devenir parti intégrante de cette folie consumériste qui aboutira prochainement au condition d'une planète invivable. http://www.lesechos.fr/26/07/2012/LesEchos/21235-053-ECH_la-fin-du-monde-en-2100--.htm