Ballade sans lieu ni temps

mis en ligne le 1 mai 1970
Compagnons de l’amitié, compagnons des cieux étoilés et de ceux voilés de brume, du soleil comme de la pluie, nous avons refusé la vie rigide et droite, glaciale et propre, confortable et moderne que nous offrait le travail régulier et étriqué, nous avons tourné le dos à la machine à laver, à la télévision, au frigidaire et au mobilier dernier cri, pour sourire à la vie.
Ensemble nous avons traîné dans les rues bruyantes et animées, ensemble nous avons aimé la solitude des vieux quais lorsque la nuit tombe sur Paris. Ensemble nous avons marché, au hasard des jours et des nuits, aimant le soleil assoiffant, le léger souffle du printemps, le vent méchant, le froid brutal, les salles surchauffées et les atmosphères enfumées ; recevant le présent de la nuit lorsque d’un réverbère vétuste un rayon perçant le brouillard nous fait oublier le lieu et le temps. Ensemble nous avons profité du gain de celui qui avait travaillé, tantôt lui, tantôt toi, ou bien moi, sans tour de rôle et sans compter : on ne divise pas l’amitié. Ensemble nous avons discuté, sans regarder l’heure, sans courir, sans penser à demain, sans crainte du réveil-matin qui sonne régulièrement pour ceux qui ne savent pas vraiment vivre ; et si pour nous il est méchant, de temps en temps, on lui pardonne ses petites crises.
Nous ignorons les journées planifiées, les activités minutées. Il ne faut pas d’heure pour s’aimer. Nous refusons l’amour limité, enregistré, stérilisé. Il ne faut pas d’heure pour écrire, ni pour chanter la joie ou la couleur du temps qui passe. Il ne faut pas d’heure pour lire, pour dessiner, pour peindre, ni pour sourire, ni pour pleurer ; pas besoin d’heure pour faire ce qu’il nous plaît de faire, pour discuter, se balader et vivre aujourd’hui pleinement.
On nous appelle « des paresseux » et nos journées sont plus remplies que les jours gris des « braves gens », nos journées sont multicolores ; elles ne sont jamais monotones, elles ruissellent de bleu et de vert, couleurs du pavé de Paris quand la pluie a lavé son ciel, elles éclatent d’orange triomphant quand le soleil à son couchant meurt sur le bord de la Seine. Timide, un rose pâle et tendre passe dans le ciel et annonce le vent. Nos journées sont multicolores comme les feuilles qu’emporte le vent.
Lorsque « l’honnête homme » rentre chez lui sa journée de travail finie, il a la conscience tranquille et l’esprit au repos, il sait de quoi demain sera fait. Nos journées ne sont jamais terminées, notre esprit jamais au repos, nous avons conscience de notre responsabilité et de celle de tous dans la marche à la mort du monde moderne ; dans la mise au rebut de tout ce qui est simple, clair et chaud, au profit du confort, de l’élégance et du vide. Face à la vie insipide qu’on voudrait nous voir adopter, resserrons nos liens, compagnons de l’Amitié.