Où en est le mouvement lettriste ? Entretien avec Maurice Lemaitre

mis en ligne le 1 octobre 1963
ML : Maurice Lemaitre, tu as fait partie du mouvement anarchiste. Tu es maintenant un des membres les plus actifs du mouvement lettriste. Peux-tu nous dire à quelle réalité correspond le Lettrisme ?

Maurice Lemaitre : J’ai beaucoup de sympathie, d’amitié, et même de respect pour le mouvement anarchiste, dans lequel, dès mon adhésion en 1950, je me suis lancé à fond. J’y ai d’ailleurs fait mes premières armes de journaliste et d’homme politique. J’ai gardé, sur le plan personnel, de mon passage à la Fédération, une forte méfiance envers l’autorité, l’État, ainsi qu’une volonté constante de liberté et de vie individuelle. Je me soupçonne même d’être quelquefois un anarchiste dans le mauvais sens du mot.
J’ai d’abord soutenu le mouvement lettriste à cause des idées économiques qu’il présentait. Voir mon article sur le soulèvement de la jeunesse dans Le Libertaire numéro de janvier 1950. Puis j’ai accepté et enrichi moi-même toutes les voies qu’il offrait dans le domaine de l’art, la philosophie, etc... Le Lettrisme, dans son sens le plus large, devrait satisfaire tout anar, car il pose comme but premier l’accomplissement réel et personnel de tout individu. Pour cela, il oblige d’abord à envisager avec précision le domaine où celui-ci veut agir et indiquer une direction concrète à son action.

ML : Tout groupement artistique créateur se doit de prendre une position politique. Les surréalistes l’ont fait, et vous ?

Maurice Lemaitre : Les surréalistes n’ont fait qu’adhérer à des solutions économiques inventées par d’autres et naturellement ils ont subi les conséquences et les avatars des erreurs des autres. Mais nous voulons, au départ, surtout ne rien mélanger. Il y a l’art qui a sa propre évolution et dans les diverses branches duquel nous créons nos propres richesses, et il y a le domaine économique dans lequel nous apportons nos propres doctrines, l’économie nucléaire ou le soulèvement de la jeunesse. Les secteurs d’activité sont bien distincts et jamais, à l’inverse des surréalistes, nous n’écrasons l’un par l’autre. En ce qui concerne le soulèvement de la jeunesse qui veut clore définitivement le problème du circuit par la découverte d’un facteur ignoré par tous les économistes, y compris Marx, facteur qui se trouve aussi bien chez les capitalistes que chez les prolétaires, j’ai eu une action ouverte dans les années 1950, que j’ai provisoirement mise en sommeil pour terminer certaines créations esthétiques. Je me propose de reprendre cette année le combat pour une meilleure résolution économique. J’espère que les libertaires m’y aideront. En tout cas, je ferai appel à eux sur un programme précis.

ML : Etant donné ce qu’est le lettrisme, il est évident que toutes les formes actuelles d’expression différentes de la vôtre ne peuvent se rattacher à votre école. Quelle est votre attitude vis-à-vis de vos contemporains ? Les regardez-vous comme d’insignes retardés ou, au contraire, pensez-vous que c’est de la pensée moderne qu’est venu le lettrisme ?

Maurice Lemaitre : Tous les créateurs pour lesquels nous avons parié autrefois contre toute la critique et tout le public mouton ont aujourd’hui vaincu. Nous avons parié pour Joyce et Céline contre Sagan et Hervé Bazin. Pour Breton et Perret contre Prévert, Minou Drouet, Pichette et Aragon. Pour Picabia et Kandinsky contre Buffet. Pour Bunuel, Clair, Cocteau, Stroheim, etc...contre Berthomieux, Daquin. Cela est assez exaspérant, je vous le concède, mais en art le temps nous a toujours donné raison. D’ailleurs aujourd’hui notre génération nous a suivis. Les suiveurs de Joyce avec le nouveau roman ; la nouvelle vague a été créée par nous mais a malheureusement dilué notre apport dans le cinéma ; en poésie, il n’y a pas eu d’autre école d’avant-garde ni entre les dadas-surréalistes et nous ni après nous. En peinture, l’école de la lettre et du signe a gagné sur les pompiers abstraits, qu’ils soient géométriques ou lyriques comme Mathieu.

ML : Dans le cas particulier de la peinture, penses-tu qu’une peinture lettriste ait pu être engendrée par l’art abstrait, ou tout simplement qu’elle découle de vos théories artistiques sans prendre ailleurs ses racines

Maurice Lemaitre : La peinture lettriste vise à dépasser l’abstrait vers une nouvelle création. Nous avons considéré qu’il y avait la peinture figurative, dans la peinture occidentale, depuis Giotto jusqu'à Picasso qui a carrément cassé l’objet, et ensuite après Picasso jusqu'à Kandinsky il y a eu une liquidation de l’objet, le second secteur qui est la peinture non figurative. La peinture non figurative a été aussi épuisée, maintenant nous pensons apporter un troisième secteur, la plastique lettriste, c’est-à-dire que nous allons essayer de retrouver l’origine commune de la peinture et de l’écriture et faire avec tous les moyens de communication une nouvelle cathédrale de la communication.

ML : En quoi un cinéma lettriste peut-il représenter un intérêt pour le public, en quoi peut-il évoluer, à quoi peut-il aboutir ?

Maurice Lemaitre : Nous sommes très attentifs à séparer les valeurs. Il y a des domaines, philosophie, roman, poésie, dans ces domaines il y a des créations, par exemple l’abstrait dans la peinture, le montage accéléré et l’introduction de l’anecdote révolutionnaire dans le cinéma par Eisenstein, en musique il y a le dodécaphonisme... Nous prenons un domaine, et dans ce domaine, tout créateur pour avancer doit reconnaître d’abord le domaine antérieur, convenablement. Il y a une certaine démarche sauvage et primitive chez le créateur, elle s’appuie sur une culture absolument nécessaire, de la même façon que Jarry qui a piétiné certaines règles théâtrales, en fait connaissait très très bien ces règles, et son canular était le résultat d’une certaine connaissance. Quand on parle de cinéma lettriste, on veut dire la création propre du mouvement lettriste à l’intérieur du cinéma. En fait, cette création ne s’appelle pas lettriste, elle s’appelle ce que nous avons appelé, nous, des cinémas ciselants et discrépants. Pourquoi ciselant, parce que nous pensons que tout art a deux périodes, que nous appelons ampliques, qui va depuis la création de sa matière jusqu'à sa période classique, et ensuite une période ciselante : l’art revient sur lui-même et commence à réfléchir sur ses propres matrices et ensuite arrive jusqu’à la phase de liquidation dadaïste. Nous avons pensé que le cinéma jusqu'à présent était arrivé à sa période classique, qu’il fallait le faire se retourner sur ses propres matières et techniques, de la même manière que les impressionnistes avaient fait revenir la peinture sur elle-même, Baudelaire la poésie, Debussy et Satie la musique. Nous voulons commencer une nouvelle phase pour le cinéma, qui est cette période ciselante. C’est-à-dire que le film va être travaillé en soi, et non plus s’orienter autour d’une certaine anecdote qui fait sa colonne vertébrale habituellement.
Dans les années 50, tous les critiques disaient que le cinéma est une industrie, et même aujourd’hui certains types de la nouvelle vague disent que le cinéma est une industrie, et qu’on ne peut pas faire de films. Nous avons été les seuls à nous élever contre le cinéma industrie, pour le cinéma art, et finalement, nous avons eu le plaisir de voir que tout ce pourquoi nous avons parié a gagné et que le cinéma « dégueulasse », c’est-à-dire le cinéma art, a vaincu le cinéma industrie.

ML : Tu as dit tout à l’heure qu’après la période ciselante, l’art se détruit lui-même suivant la formule dadaïste. Dans le cas du cinéma, lorsqu’il se sera détruit lui-même, qu’est-ce qui viendra derrière ?

Maurice Lemaitre : Après le cinéma sans image, il y a ce que nous appelons, nous, le cinéma supertemporel, le cinéma infinitésimal, c’est-à-dire des nouvelles matières... On ne peut jamais s’arrêter. Tant que l’homme sera vivant, il voudra créer, et il ne s’arrêtera jamais. On inventera d’autres domaines. Le cinéma a été inventé à un certain moment, on peut inventer un autre art.

ML : Quels sont vos buts immédiats ?

Maurice Lemaitre : Il faut qu’on commence à ce que les gens aient du plaisir avec le Lettrisme, donc il faut qu’on enregistre, il faut qu’on publie des anthologies lettristes, que tout le monde se mette à faire du lettrisme, ensuite il y a dans le ballet, dans le mime... On rendra le film lettriste commercial, puis on ira plus loin encore... Comme on n’a jamais cédé devant la réaction esthétique de l’après-guerre, on ne cédera ni devant la nouvelle vague, ni devant ses séquelles. Ce seront eux qui bougeront, puisque c’est nous qui avons raison. Chaque fois qu’il y aura un truc réactionnaire quelque part, on s’élèvera contre.
Les anarchistes sont concernés dans la mesure où les anarchistes s’intéressent à l’art, parce que le lettrisme est à la pointe du plaisir en art, en fait à la pointe de la culture. Sur le plan de l’économie politique, les lettristes offrent des solutions, et je crois que les anarchistes devraient envisager ces solutions, et peut-être même agir avec nous si ces solutions leur semblent valables.