Lettrisme : art et politique

mis en ligne le 1 juin 1970
Les apports du lettrisme dans les arts plastiques
Les artistes lettristes ont considéré, en 1945, que la peinture figurative et la peinture abstraite étaient devenues banales, c’est-à-dire que ces formes figuratives ou abstraites ne pouvaient plus permettre à de nouveaux créateurs de s’exprimer d’une manière originale. Les lettristes ont proposé alors à la peinture et la sculpture un nouvel objet à peindre: la lettre.
En 1950, le lettrisme a ensuite dépassé la représentation artistique de la lettre pour peindre toutes les lettres et tous les signes de tous les alphabets, anciens ou inventés, existants ou imaginaires et multipliés sur une même toile. Nous avons constitué ainsi un nouveau domaine plastique que nous avons appelé hypergraphie, ce qui veut dire super-écriture.
Jamais, dans le passé, depuis l’origine commune de la peinture et de l’écriture, on n’avait présenté, dans une même œuvre artistique et non utilitaire, tant de lettres et de signes différents, autrement dit une telle richesse de communication visuelle, moulée dans une nouvelle beauté.
Dans l’histoire des arts plastiques, il y aura donc désormais trois périodes : la peinture figurative, la peinture abstraite et enfin la peinture lettriste et hypergraphique.
Notre mouvement a découvert aussi, en 1952, ce que nous appelons la méca-esthétique intégrale, ou la mécanique totale de l’art. Ce système inédit de la méca-esthétique intégrale permet pour la première fois à l’artiste d’utiliser toutes les matières et toutes les machineries possibles pour exécuter ses œuvres. Mais attention ! L’artiste lettriste utilise toutes ces possibilités mécaniques de l’art d’une manière honnête, sans tricher comme les « nouveaux réalistes », les partisans de « l’art pauvre » ou les tenants de l’« op-art », qui croient bêtement qu’il suffit de peindre avec du plastique ou de faire bouger les tableaux pour faire croire aux amateurs d’art abusés par leur publicité mensongère, qu’ils bouleversent la peinture. En réalité, nous, lettristes, nous employons les nouveaux procédés, et d’ailleurs même les anciens, dans une forme nouvelle, la lettre et le signe, alors que les autres continuent en fait de montrer toujours des formes dépassées, des formes figuratives ou abstraites, c’est-à-dire des formes banales.
Enfin, le groupe lettriste a proposé en 1956 ce qui a été nommé l’art infinitésimal. L’idée de l’art infinitésimal est que tout élément offert dans l’œuvre représente en réalité un autre élément, imaginaire, à venir, comme dans les mathématiques infinitésimales. Pour présenter ces éléments infinitésimaux d’une manière concrète, les artistes lettristes ont imaginé alors en 1960 le cadre supertemporel, un cadre artistique appelé supertemporel parce qu’il intègre sans cesse le temps dans l’œuvre d’art. Dans ce cadre supertemporel en effet, tous les amateurs d’art, autrefois tenus toujours en dehors de la peinture ou de la sculpture, peuvent désormais apporter leurs propres éléments à l’intérieur même de l’œuvre, et cela pendant des siècles et des siècles.
Grâce à la forme pure de la lettre et du signe, à la méca-esthétique intégrale, à la particule infinitésimale et au cadre supertemporel, le mouvement lettriste sera certainement considéré un jour comme le système plastique le plus important créé depuis l’École du Bauhaus abstrait.

Contre les marchands de mauvaise peinture qui escroquent les amateurs d’art
Vous êtes sans doute un amateur d’art sincère, mais dont la naïveté a été abusée par les critiques, les galeries et les marchands escrocs. Vous êtes peut-être même un collectionneur autrefois enthousiaste, mais aujourd’hui dégoûté, détraqué par des commerçants marrons, qui vous ont trompé, dépouillé, au profit de soi-disant poulains lancés à coups de publicité sotte et mensongère.
Pourtant, en fait d’artistes valables, on sait maintenant que dans leur génération, il ne reste que quelques noms représentatifs, cette douzaine de créateurs qui représentent une école originale –les grands impressionnistes, les grands expressionnistes, les grands fauves, les grands cubistes, les grands abstraits, les grands surréalistes et les grands lettristes- qui seuls demeurent dans les musées comme les révélateurs d’une étape nécessaire de l’exploration du monde des formes visuelles ; alors que les œuvres des autres producteurs, inutiles à la connaissance, finissent généralement dans un grenier ou une annexe, dépotoir des croûtes, des expressions banales ou des tentatives erronées.
Or les marchands, rendus déments par le désordre intellectuel et économique contemporain, ces marchands indifférents aux raisons profondes des valeurs de la peinture, jettent dans le circuit de l’art des artistes sans lendemain, qui ignorent même l’étendue et la définition exacte de leur domaine et qui ignorent d’autant plus les révélations les plus nouvelles et les plus profondes de ce territoire dans lequel ils veulent poser en maîtres.
La plupart des directeurs de galerie font ainsi du tort aux amateurs loyaux mais abusés, et aux collectionneurs qui se détournent bientôt d’eux, écœurés, désaxés, jusqu’à abandonner finalement ce secteur de l’art où ils ont été dépouillés. De plus, ces marchands font du tort à leurs poulains eux-mêmes, car ces derniers, convaincus par leur patron, véritable souteneur, de continuer leur travail dans une mauvaise teneur, se retrouvent bientôt, lorsque le vent du commerce a tourné, sans ressources, avec un passif de temps et d’énergie perdus, complètement détraqués et en butte aux reproches justifiés des amateurs et des collectionneurs qu’ils ont escroqués. Ces marchands et ces peintures déboussolés font surtout du tort aux authentiques novateurs de l’art, qu’ils privent, par leurs manœuvres déshonnêtes, des moyens économiques nécessaires à l’exploration plastique valable.
Ne restez pas complice ou victime de ces escrocs et de ces ersatz ! Luttez avec nous pour éliminer la peinture qui rend malades les amateurs et les peintres eux-mêmes. Reconvertissez-vous avant d’être complètement détraqué et ruiné ! Prenez contact avec nous ! Nous vous indiquerons quels sont les véritables novateurs de tous les amateurs d’art, autrefois tenus toujours en la peinture, anciens ou récents, ceux dont les œuvres immortelles resteront à coup sûr dans l’histoire de la culture et dont les prix ne pourront que monter constamment, sans jamais se dévaluer, comme toutes les valeurs créatrices de l’humanité.

Les positions politiques des lettristes
Mais au-delà du domaine de la peinture et de la sculpture, l’artiste trouve le monde et ses problèmes encore irrésolus, notamment dans le domaine économique, politique, dont les erreurs ou les résolutions retentissent sur la vie de chacun d’entre nous.
Le mouvement lettriste, qui est plus qu’un simple groupe pictural, mais veut être un mouvement général de création, comme le Classicisme ou le Romantisme, et apporter des valeurs nouvelles dans toutes les branches de la culture et de la vie, dans la philosophie, la science, l’art et les techniques, a fait aussi de nouvelles découvertes dans l’économie politique.
En 1949, Isidore Isou, le premier théoricien du Soulèvement de la Jeunesse, a découvert qu’une grande partie des habitants de chaque pays, et d’abord la masse des millions de ses jeunes, se trouve dans une situation différente des autres catégories de la population, car elle se place en dehors du marché des biens et des services, en dehors des rapports et des définitions envisagés jusqu’alors par tous les théoriciens économiques, qu’ils soient classiques-libéralistes ou critiques-marxistes.
Pour le mouvement du Soulèvement de la Jeunesse, qui a été à l’origine de l’éclatement récent de l’ancienne école sclérosée en mai 68, les hommes ne se partagent pas en des catégories aussi grossières que « prolétaires » ou « capitalistes », « ouvriers » ou « bourgeois ». Pour les lettristes les hommes et les femmes sont de deux sortes : les individus qui acceptent leur fonction dans la société et qui assument parfaitement les problèmes de leur classe. Ceux-là sont appelés par nus des internes. Et puis, il y a les individus qui sont hors classe, qui refusent leur place actuelle dans le circuit économique, qui luttent et dépensent des énergies pour arriver à la place qu’ils désirent, pour avoir un sort meilleur. Ces millions d’insatisfaits, qui se trouvent en dehors des classes ou même à l’intérieur de chaque classe sont appelés par nous des externes. C’est cette jeunesse, ces externes, quel que soit leur âge, qui constituent le réel moteur de l’histoire, la dynamique créatrice et transformatrice du monde.
Les lettristes, pour transformer la société, pour créer réellement la société sans classes, la société d’abondance, et mieux encore, la société paradisiaque des créateurs, ont un programme en quatre points :
1. Nous demandons l’école pluri-tendances, c’est-à-dire la création d’écoles de toutes les tendances de la culture, depuis les anarchistes aux maoïstes jusqu’aux surréalistes et aux lettristes, et la création de l’Université des Créateurs, grâce à laquelle les hommes apprendront et se reconvertiront avec moins de perte de temps et de souffrances.
2. Nous demandons la création d’un système bancaire nouveau, auquel participeront les représentants réels de toute la population active, des jeunes et des créateurs afin d’encourager la création ou l’expansion des nouvelles entreprises.
3. Nous demandons une nouvelle planification intégrale, qui dépassera la programmation des bureaucrates actuels qui ne connaissent pas les possibilités et les besoins réels de la population, qui éliminera la clique des parasites politiques.
4. Nous demandons enfin la rotation au pouvoir, c’est-à-dire un système d’administration du pays qui n’admet pas la sclérose bureaucratique des parasites politiques et renouvelle sans cesse les délégués aux postes de représentation afin de laisser les créateurs et les jeunes montrer leur capacité dans la direction de notre société.

Maurice Lemaître